"La crise peut être un accélérateur pour changer de modèle" Olivia Grégoire

[ENTRETIEN] Avec le nouveau confinement, beaucoup d'associations et d'entreprises de l'économie sociale et solidaire (ESS) subissent de plein fouet les effets de la pandémie. À l'occasion du mois de l'ESS, la secrétaire d'État Olivia Grégoire en charge de ce secteur à Bercy revient sur les différents leviers existants pour aider ces acteurs parfois délaissés alors qu'ils présentent souvent des solutions très concrètes aux dysfonctionnements de notre économie.
Grégoire Normand
L'ESS représente environ 10% du PIB et 14% des emplois. Je pense qu'elle peut représenter 40 ou 50% de notre économie, estime Olivia Grégoire, secrétaire d'État en charge de ce secteur à Bercy.
"L'ESS représente environ 10% du PIB et 14% des emplois. Je pense qu'elle peut représenter 40 ou 50% de notre économie", estime Olivia Grégoire, secrétaire d'État en charge de ce secteur à Bercy. (Crédits : @gezelingree)

LA TRIBUNE - Quelles sont les conséquences de la pandémie sur le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS) ?

OLIVIA GRÉGOIRE - L'économie sociale et solidaire est une économie à part entière. Les structures de l'ESS ont été chahutées et ont souffert de la première vague. Elles souffrent déjà de la seconde vague. Les associations, les mutuelles, les coopératives, les entreprises agréées Esus (Entreprise solidaire d'utilité sociale) ont souffert et se sont adaptées au mieux. La recyclerie Emmaüs à Port Marly par exemple a dû fermer entre la mi-mars et la mi-mai, ce qui correspond à un manque à gagner au même titre que de nombreux acteurs économiques qui ont subi de plein fouet la crise économique.

En parallèle, cette économie sociale et solidaire est une économie à part. Certaines structures de l'ESS se sont particulièrement bien adaptées et ont fait face à la crise avec dynamisme. Neo 56, qui est un regroupement de l'ESS dans le Morbihan spécialisé dans le maraîchage bio, ne pouvait plus faire les marchés et a donc mis en place du "click and collect". Ils ont ouvert une plateforme en ligne et ont proposé des livraisons. Leur résultat au printemps était équivalent, voire supérieur à celui espéré. Cela dépend beaucoup des secteurs.

Le gouvernement a-t-il prévu des dispositifs spécifiques pour les associations dans les dernières mesures d'urgence annoncées ?

Il est très important de rappeler que l'ensemble des structures ESS est éligible à l'ensemble des dispositifs de soutien économique mis en place par Bercy avec Bruno Le Maire (PGE, fonds de solidarité, exonérations de cotisations, chômage partiel, prise en charge des loyers). Toutes les structures n'ont pas forcément eu accès à l'information. Il faut également les aider à activer ces aides. La priorité absolue est de déclencher les réflexes de tous les côtés aussi bien à Bercy comme auprès des acteurs de l'ESS. Sur le terrain, j'ai croisé beaucoup d'acteurs associatifs cet été qui ne pensaient pas être éligibles au fonds de solidarité. Pour les associations employeurs dont j'ai la charge, les situations sont très hétérogènes. Il faut bien faire la différence entre les très grandes associations agissant contre la précarité alimentaire ou en faveur de l'hébergement d'urgence comme les Restos du cœur ou Emmaüs et les petites associations employeurs.

Pour la première catégorie, il y a eu 144 millions d'euros et 413 millions d'euros, respectivement dédiés à la précarité alimentaire et à l'hébergement d'urgence dans les lois de finances rectificatives et dans le plan pauvreté annoncé par le Premier ministre le 24 octobre. Avec le projet de loi de finances 2021 et plus largement le plan de relance, l'enjeu est toutefois d'aller plus loin en touchant un plus grand nombre d'associations. C'est pourquoi nous y soutenons les associations dans le sport, le tourisme et la culture, et plus largement les petites associations avec une augmentation du Fonds pour le développement de la vie associative (FDVA) de 5 millions d'euros en plus de la hausse déjà prévue. Au total, le fonds pourra ainsi bénéficier d'une dotation de plus de 50 millions d'euros. Nous apportons par ailleurs, dans le cadre de France Relance, une enveloppe complémentaire de 200 millions d'euros pour les associations de lutte contre la précarité alimentaire et pour l'hébergement d'urgence.

Avez-vous prévu d'intervenir auprès des banques qui peuvent parfois freiner certaines initiatives ?

Les petites et moyennes associations n'ont pas toujours le même traitement au niveau des réseaux bancaires que peuvent avoir certaines grandes associations. Aux côtés de Bruno Le Maire, je travaille avec la fédération bancaire française pour que les réseaux aient de la bienveillance à l'égard des petites et moyennes associations avant le décaissement des aides début 2021 et je sais pouvoir compter sur leur mobilisation. Je suis bien consciente de la faiblesse de leur fonds propres pour la plupart. J'ai insisté également auprès des réseaux bancaires spécialisés dans l'ESS pour qu'ils poursuivent leur accompagnement soutenu. Enfin, j'ai constitué une cellule de crise avec les têtes de réseaux afin de pouvoir faire rapidement remonter les problèmes et surtout y trouver des réponses.

Quels sont les acteurs au niveau local qui peuvent aider les acteurs de l'ESS ?

Plus de 400 millions d'euros ont été activés par les collectivités territoriales (régions, départements, intercommunalités) dans le cadre de fonds d'urgence régionaux portés par la Banque des Territoires. Ces fonds permettent des prêts à taux zéro entre 3.000 et 30.000 euros pour les TPE (jusqu'à dix salariés) et les structures de l'ESS (jusqu'à 20 salariés). Parmi les fonds décaissés depuis le printemps, environ 97% ont été activés pour des entreprises classiques. Or ces fonds régionaux sont aussi destinés à des acteurs de l'ESS. Le recours est trop faible : il faut que les structures de l'ESS connaissent mieux les aides auxquelles elles ont droit, aussi je rencontrerai les vice-présidents des régions en charge de l'ESS pour réduire ce non-recours important.

En quoi consistent les contrats à impact ?

Ce dispositif a été créé il y a une dizaine d'années en Europe du Nord et au Royaume-Uni. Cette initiative partait d'un constat : l'État peut parfois manquer d'agilité dans la lutte contre les problèmes sociaux et les leviers d'action sont parfois très ciblés. Au Royaume-Uni, par exemple, un tel dispositif a permis de faciliter la réinsertion des anciens détenus. En 2016, Martine Pinville (ex-secrétaire d'État chargée de l'ESS) avait créé les contrats à impact sociaux qui reprenaient cette idée, mais ils n'ont pas eu le succès escompté. Quand je suis entrée au gouvernement, j'ai voulu reprendre et améliorer cet outil. J'ai donc repris les conclusions du rapport de Frédéric Lavenir, président de l'ADIE, pour simplifier leur utilisation et leur prise en main par les acteurs de terrain, et j'ai défini plusieurs champs d'interventions à explorer : l'économie circulaire, l'insertion par l'activité économique, la lutte contre le sans-abrisme. D'autres sont à l'étude.

Pour résumer en quelques mots le fonctionnement de ces contrats à impact, il s'agit d'un contrat entre l'État, un porteur de projet comme une association ou une entreprise qui a un impact social ou environnemental et un investisseur comme la Caisse des dépôts ou une banque commerciale. Le contrat met en place des objectifs et des indicateurs de performance sociale ou environnementale: si, à la fin de la période définie, les résultats sont au rendez-vous, l'État prend à sa charge 100% de l'investissement privé et rémunère le risque pris par l'investisseur et le porteur de projet. L'État s'y retrouve car les coûts évités pour la puissance publique sont souvent très importants : c'est une vraie politique de prévention. Je veux que mon mandat démontre la véritable efficacité de ces contrats pour financer les projets solidaires et environnementaux au service de nos citoyens.

En quoi la finance à impact peut-elle être un levier pour l'économie sociale et solidaire ?

La finance à impact est devenue une réalité macroéconomique. Cette finance est en train de monter en puissance, pour une raison simple : elle est avant tout une requête des épargnants, qui veulent donner du sens à leurs placements, sans pour autant renoncer à un objectif de rentabilité. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : les investissements à utilité sociale ou environnementale ont augmenté de 23% en 2019. Fin 2019, il y avait 25 milliards d'euros d'encours de fonds labellisés « investissement socialement responsable » (ISR) dans l'assurance-vie, contre 5 milliards en 2018. Du côté de la finance solidaire, les encours des produits financiers qui sont labellisés Finansol ont été multipliés par trois. L'État joue sa partition dans ce mouvement de développement de la finance à impact : dans la loi Pacte de 2019, nous avons prévu qu'à partir de 2022, les gestionnaires de contrats d'assurance-vie et d'épargne retraite devront obligatoirement présenter à leurs clients dans leur gamme des unités de comptes socialement responsables, écologiques et solidaires : les épargnants auront la possibilité de flécher leur épargne plus simplement.

Certains acteurs associatifs redoutent "une financiarisation" de la solidarité. Que leur répondez-vous ?

Il ne s'agit pas de financiariser la solidarité. L'idée est plutôt de mettre la finance au service de projets sociaux et solidaires. L'économie sociale a beaucoup à apprendre en matière d'utilité sociale au reste de l'économie. Elle représente environ 10% du PIB et 14% des emplois. Je pense que l'ESS peut représenter 40 ou 50% de notre économie. Pour cela, il faut mettre la finance et l'épargne au service de cette économie sociale et solidaire. Aujourd'hui, les gestionnaires ont compris que pour être rentable, il faut être durable. S'ils n'ont pas dans leur portefeuille des vrais actifs pour développer la biodiversité, l'accès à la santé, l'insertion professionnelle, l'emploi dynamique, ils ne répondront pas à la demande des épargnants.

Parmi les gestionnaires d'actifs ayant obtenu le label France relance, il y a beaucoup de fonds qui ont des performances écologiques, sociales et de meilleure gouvernance (ESG). Si on veut qu'un acteur change d'échelle, il faut que les investisseurs parient dessus et que les épargnants poussent leurs investisseurs à investir dans ce projet. Il faut créer des passerelles entre l'ESS et la finance dans le cadre d'un capitalisme que l'on doit rénover. L'économie qui s'ouvre à des objectifs sociaux, environnementaux ou de meilleure gouvernance est aujourd'hui essentielle compte tenu des nouvelles urgences de notre société. Les crises nous ont montré que l'exclusion du non lucratif et de l'impact avaient produit un modèle sans tête. La responsabilisation du capitalisme doit passer par la performance extra financière qui doit être intégrée par les investisseurs ou les actionnaires comme la rentabilité financière. Quand on veut changer des modèles, cela passe par le changement de normes. La norme, c'est la règle du jeu économique. Les nouvelles règles du jeu arrivent.

La crise sanitaire peut-elle vraiment représenter un tournant dans la réflexion sur les nouveaux modèles de société et le monde d'après ?

"Il ne faut pas gaspiller une crise", rappelait justement Winston Churchill. Cette crise va avoir des conséquences économiques et sociales difficiles. Il y a au cœur de cette crise les ferments d'une pratique plus responsable et plus solidaire du capitalisme et aussi une valorisation des entreprises de l'économie sociale et solidaire. Elles ont eu l'intuition bien avant les autres que le profit seul n'était pas une fin en soi : c'est là que se niche un nouveau modèle productif, plus ouvert aux problématiques de la société. L'infusion de leur modèle commence déjà : la raison d'être, les sociétés à mission se développent de plus en plus. Mais ce n'est pas assez : selon les estimations du Pacte vert européen, il faudrait 260 milliards d'euros supplémentaires par an pour atteindre les objectifs de 2030. La crise que nous vivons peut être un accélérateur pour changer de modèle.

Quelle est la place de l'économie sociale et solidaire dans le plan de relance ?

Cette économie sociale et solidaire est interministérielle : dans le gouvernement comme dans le plan de relance. L'ESS se retrouve par exemple au ministère de l'environnement, ou dans l'insertion par l'activité économique au ministère du travail. Dans le plan de relance, ce sont environ 1,3 milliard d'euros de crédits qui seront directement accessibles aux structures de l'ESS, par exemple pour soutenir l'emploi des jeunes en difficulté, dans les missions locales ou au bénéfice des associations gérant l'hébergement d'urgence et distribuant l'aide alimentaire.

Parmi cette enveloppe de 1,3 milliard d'euros, 530 millions d'euros proviennent des contributions des opérateurs de l'État. La Caisse des dépôts et Bpifrance prennent donc leur responsabilité dans le développement de l'ESS. Je viens de signer une convention de relance de l'ESS avec la Caisse des dépôts pour affecter 300 millions d'euros au service de l'ESS jusqu'à 2022. De l'autre côté, Bpifrance s'engage à augmenter la voilure auprès de l'ESS, en mobilisant en particulier un outil très efficace pour accompagner la création d'entreprise et donc créer de l'emploi : les prêts d'honneur solidaires, financés à hauteur de 130 millions d'euros sur les 230 millions d'euros supplémentaires.

Quel regard portez-vous sur l'initiative des territoires zéro chômeur de longue durée ?

C'est une initiative doublement intéressante. Sur le fond, d'abord, parce qu'elle offre une solution à un problème que l'État a du mal à traiter depuis des années tout en armant les associations dans les territoires. Sur la forme également, parce que cette initiative procède d'une expérimentation, qui est progressivement étendue à de nouveaux départements et potentiellement le sera un jour à l'ensemble du territoire. À l'image des contrats à impact, je crois beaucoup dans cette idée que l'État accompagne les innovations sociales et fasse confiance aux acteurs de terrain pour trouver les solutions les mieux adaptées localement : c'est l'objectif de cette expérimentation.

Grégoire Normand
Commentaire 1
à écrit le 05/11/2020 à 11:23
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La crise n'est pas un accélérateur si les modèles futurs se veulent dogmatique et formaté par les données d'hier! Le pragmatisme et l'adaptation donnera bien plus de résultat sans frustration!

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