Le prélèvement à la source, plus d'inconvénients que d'avantages ?

Par Guillaume du Payrat  |   |  1639  mots
Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics. (Crédits : PHILIPPE WOJAZER)
Au-delà des questions techniques, le prélèvement à la source rencontre plusieurs limites sur le fond. Une étude de l'OFCE datée de septembre 2018 mettait en doute le gain en simplicité que permettrait la réforme, et révélait que celle-ci pourrait causer une "hausse implicite" de l'impôt sur le revenu. Des critiques qui semblent remettre en cause l'utilité et la cohérence de la réforme, et son adéquation au système fiscal français actuel.

Alors que le prélèvement à la source entame son deuxième mois d'existence, l'apport réel que constituera cette réforme reste incertain. Les débats récents se sont plutôt centrés sur la réussite technique du projet, sur laquelle le ministère des Comptes publics et le cabinet de Gérald Darmanin communiquent très régulièrement. Le ministre de l'Action et des Comptes publics déclarait ainsi le 15 janvier que "le déroulement du prélèvement à la source se passait très bien", et confirmait l'absence de bug d'ampleur fin janvier. Mais au-delà de ces considérations, plusieurs questions de fond restent posées, auxquelles la réforme actuelle ne répond que très imparfaitement.

Par exemple, dans une note de l'OFCE de septembre 2018, les économistes Gilles Le Garrec et Vincent Touzé jugent sévèrement le projet du gouvernement. Leur conclusion remet même en cause purement et simplement l'utilité du prélèvement à la source, estimant que "les avantages [du prélèvement à la source] semblent peu nombreux au regard des inconvénients engendrés". Les auteurs se livrent à un exercice de prévision des effets du prélèvement à la source sur les rentrées fiscales de l'Etat, qui, malgré son caractère hypothétique, tend à étayer certaines des critiques déjà formulées contre la réforme.

Une simplification loin d'être évidente

Pour parvenir à ces conclusions, l'étude met dans la balance les arguments avancés par le gouvernement pour défendre la réforme. Selon ce dernier, le prélèvement à la source permettrait de simplifier la tâche des 54% de Français concernés par l'impôt sur le revenu, en le prélevant directement sur leur fiche de paie. Mais la réalité est plus nuancée : les contribuables devront toujours remplir chaque année une déclaration d'impôt, afin de vérifier qu'il leur a bien été prélevé le montant dû. Cela est la conséquence directe de la complexité du calcul de l'impôt sur le revenu en France, qui intègre les quotients conjugal et familial, et permet de nombreux crédits d'impôt. Pour le dire autrement, le prélèvement à la source n'aura pas d'effet "libératoire", c'est-à-dire que le revenu prélevé ne sera pas libéré d'obligations fiscales ultérieures.

L'étude de l'OFCE fait ainsi le constat qu'une plus grande "personnalisation" de l'impôt sur le revenu se traduit souvent par une "synchronisation" plus difficile entre le versement du revenu et le prélèvement de l'impôt. Un pays disposant d'un impôt individualisé, où les crédits et réductions d'impôt sont peu nombreux ou inexistants, aurait plus de facilité à mettre en place le prélèvement à la source. Mais dans le cas de la France, l'avantage de cette méthode sur un prélèvement décalé d'un an paraît peu démontrée.

En revanche, le prélèvement à la source pourrait avoir un effet positif sur les finances des contribuables en cas de baisse importante de leurs revenus. Leur taux d'impôt serait alors immédiatement ajusté, ce qui leur éviterait une "double peine" (perdre des revenus et continuer à payer un impôt élevé). Sur le plan macroéconomique, la mesure aurait un effet stabilisateur en cas de crise, en limitant le choc négatif sur les revenus des ménages.

La synchronisation pourrait aussi avoir d'autres effets positifs. De nombreuses prestations sociales sont versées sous condition de ressource, et dépendent donc de la connaissance de la situation financière de l'individu. Le prélèvement à la source permettrait à l'administration de connaître en temps réel cette situation, et éviterait ainsi un décalage entre le moment où les individus pourraient demander ces prestations, et leur versement effectif. Enfin, d'un point de vue budgétaire, la réforme donne plus de marges de manœuvre à l'Etat, en lui permettant d'appliquer immédiatement des variations de taux, améliorant sa réactivité en cas de besoin (à la hausse comme à la baisse).

Vers une "hausse implicite" de l'impôt sur le revenu ?

La note de l'OFCE s'intéresse ensuite aux effets de la réforme sur les recettes de l'Etat, et donc indirectement sur le montant de l'impôt acquitté par les contribuables. Depuis le lancement du projet, le gouvernement s'est attaché à décrire le prélèvement à la source comme une mesure technique, qui n'aurait pas de conséquence sur le niveau de l'impôt payé par les Français. La seule retombée possible pour les comptes publics serait une amélioration du recouvrement par le fisc, et donc une réduction des fraudes.

Cette neutralité fiscale est cependant remise en cause par l'étude de Le Garrec et Touzé. Tout d'abord, vu le taux de recouvrement déjà particulièrement élevé en France (98,5%), Le Garrec et Touzé se montrent sceptiques sur le gain que pourrait permettre le prélèvement à la source. En revanche, il n'est pas certain que le montant d'impôt payé par les contribuables reste effectivement inchangé après la réforme. Selon les auteurs, il pourrait au contraire varier de façon non négligeable, du fait du changement de temporalité du prélèvement. Le fait de régler ses impôts une année plus tard avait en effet une conséquence financière positive pour les contribuables : ils bénéficiaient dans l'intervalle du taux d'intérêt nominal (intérêt réel + inflation). Dit autrement, le paiement différé de l'impôt était semblable à un "crédit à taux zéro" d'un an accordé par l'administration fiscale au contribuable, qui réduisait donc son impôt dès que le taux d'intérêt nominal était positif.

Le passage à un prélèvement contemporain de la perception du revenu fait donc perdre cet avantage aux contribuables, et augmente d'autant le montant prélevé par l'administration. Cette "hausse implicite" de l'impôt sur le revenu est dépendante du taux d'intérêt nominal, qui est resté assez faible ces dernières années. Mais dans l'hypothèse où celui-ci remonterait, les auteurs chiffrent à 2.7% par an le gain potentiellement réalisé par l'Etat. Des parades existent pour neutraliser cette hausse implicite, notamment l'application d'un taux d'escompte qui répercuterait le taux d'intérêt nominal sur le montant d'impôt à payer. Jusqu'à présent, la question n'a pas été abordée par le gouvernement.

Faut-il voir en cette "hausse implicite" un gain de trésorerie déguisé pour l'Etat ? Les auteurs de l'étude rappellent que "l'année blanche" pour 2018 aura bien un effet positif pour les contribuables, dans la mesure où leurs revenus de l'année dernière sont supérieurs à ceux de 2019 (heures supplémentaires, départ à la retraite). Mais à long terme, la hausse implicite de l'impôt devrait plus que compenser ce premier "cadeau fiscal", et se muer en gain pour les comptes publics.

Une réforme issue du projet de fusion IR-CSG

Une fois mis dans la balance, les avantages de la réforme excèdent-ils ses limites ? Interrogé par La Tribune, le cabinet de Gérald Darmanin préfère mettre en avant la simplification pour le contribuable que constitue la "contemporanéité du paiement de l'impôt avec le versement du revenu", considérée comme "un des avantages majeurs du prélèvement à la source". Il rappelle également le soutien assez large de la réforme par l'opinion, 77% des Français ayant déclaré qu'elle était "plutôt une bonne chose" selon un sondage BVA pour La Tribune datant du 7 février. Mais sur la question de la complexité que pourrait entraîner la réforme, et la "hausse implicite" révélée par l'OFCE, l'administration préfère botter en touche.

En reprenant la genèse du débat sur le prélèvement à la source, il n'est d'ailleurs pas évident que la synchronisation de l'impôt et du revenu ait initialement été au centre de la réforme. Au contraire, il apparaît que la réforme du prélèvement à la source ne devait être que la première pierre d'un chantier plus vaste. Issue du programme de François Hollande de 2012, elle avait à l'origine une ambition bien supérieure, inspirée du livre-manifeste de Thomas Piketty et Camille Landais, Pour une révolution fiscale (2011).

Lire aussi : Prélèvement à la source : une avance de 60% du crédit d'impôt dès janvier

Celui-ci proposait la fusion de l'impôt sur le revenu (IR) et de la contribution sociale généralisée (CSG) en un seul grand impôt progressif prélevé à la source, supprimant de fait le quotient conjugal et familial, ainsi que les crédits d'impôts. Ce modèle aurait certes eu l'avantage de simplifier réellement le calcul de l'impôt, rendant plus logique l'adoption du prélèvement à la source. Mais la remise à plat du système fiscal français tarda à prendre forme, et ne fut lancée qu'en 2016 par Jean-Marc Ayrault, sans grande perspective qu'une réforme puisse être proposée avant 2017.

Ce fut finalement le gouvernement d'Edouard Philippe qui hérita du projet de prélèvement à la source, dépouillé des autres éléments qui lui donnaient initialement son sens. Après un délai d'étude d'un an, et plusieurs hésitations au plus haut niveau de l'Etat, le projet fut finalement lancé, jusqu'à parvenir à sa mise en oeuvre le mois dernier. De big bang fiscal, le prélèvement à la source s'est donc progressivement changé en une réforme technique, au périmètre plus restreint et à la cohérence moins clairement établie. Avant un retour des grandes ambitions réformatrices ?