Les leçons du Canada à l'Europe

Par Romaric Godin  |   |  1270  mots
Justin Trudeau sera le prochain Premier ministre canadien.
La victoire des Libéraux de Justin Trudeau est le fruit d'une campagne audacieuse, notamment sur le plan économique. De quoi faire réfléchir la zone euro...

La victoire nette du chef du Parti libéral canadien Justin Trudeau est une véritable leçon pour l'Europe. Certes, la personnalité du nouveau Premier ministre, sa jeunesse et son nom, ont sans doute joué un rôle dans le retour des Libéraux au pouvoir.

Mais, bien plus que ces éléments, c'est d'abord la capacité de Justin Trudeau à créer les conditions d'une alternative qui a été déterminante dans le scrutin canadien. La preuve en a été la très nette poussée de la participation, passée de 62 % à 67 % des inscrits, poussée qui a principalement profité au Parti libéral lequel, avec 4,2 millions de voix gagnées, est le seul grand parti à progresser.

L'audace de Justin Trudeau

Le fils de l'ancien chef du gouvernement Pierre-Elliott Trudeau a donc réussi à mobiliser l'électorat canadien. Il l'a fait avec un message clair, qu'il a résumé lors de son premier discours après les élections :

« Le temps est venu d'un vrai changement. »

Ce qu'a réussi Justin Trudeau, c'est convaincre les Canadiens qu'il était possible de changer de politique économique après neuf ans de direction conservatrice. Pour cela, il a pris une position audacieuse : défendre l'idée d'une véritable relance keynésienne, en acceptant de laisser filer les déficits pendant trois ans, non pas pour dépenser sans compter, mais pour investir, notamment dans le tissu des infrastructures du pays.

En fait, Justin Trudeau a pris acte de la situation dans laquelle se trouve le Canada. L'économie canadienne est certes solide, mais elle tourne au ralenti. Au premier semestre de 2015, elle a même connu une période de récession. L'endettement des ménages et la baisse des prix des matières premières laissent peu de perspectives.

Pour redynamiser le pays, pour lui rendre de la compétitivité hors coûts, il faut investir et la puissance publique doit intervenir et réamorcer la pompe par des investissements. Seulement, cette idée était extrêmement osée dans un Canada très attaché aux « grands équilibres » après la crise des années 1990. Cet attachement avait été beaucoup développé par les gouvernements conservateurs, ce qui avait renforcé du reste le rationnement d'investissements publics qui a encouragé la « maladie hollandaise » du Canada en concentrant les flux monétaires sur les matières premières pendant des années.

Une audace qui a payé

La preuve de l'audace du jeune vainqueur de l'élection canadienne, c'est qu'avec un tel programme, il est parvenu à déborder sur sa gauche le Nouveau Parti Démocrate (NPD), parti traditionnellement social-démocrate, qui n'avait pas osé renoncer à l'équilibre budgétaire. Ce problème du NPD illustre la crise mondiale de la social-démocratie, engoncée dans son obsession de passer pour un « bon gestionnaire » tout en tentant de conserver un discours social.

Les Libéraux n'ont pas ces problèmes. Justin Trudeau a été franc dans sa campagne et a osé le dépassement du mythe de l'équilibre budgétaire. Et cela a marché.

Selon un sondage de l'institut Ekos publié le 4 septembre, les Canadiens confirmaient que le programme économique libéral était plus convaincant que celui du NPD et que l'économie était leur première préoccupation. Progressivement, le NPD a donc vu une partie de son électorat glisser vers le Parti libéral.

Sans doute la chute du NPD, qui n'a obtenu que 19,5 % des voix contre 39,5 % aux Libéraux, est-elle liée à la campagne orchestrée par les Conservateurs sur l'affaire du voile islamique porté pendant les cérémonies de citoyenneté, comportement qui, selon eux, aurait reçu le soutien des néodémocrates.

Mais il convient de ne pas surestimer cet élément : Justin Trudeau n'avait, sur ce point, guère de différence avec le leader du NPD Thomas Mulcair. Certes, cette polémique a coûté cher au NPD au Québec, qui était sa place forte, mais, dans la « belle province », les Libéraux ont emporté la moitié des sièges. En réalité, Justin Trudeau l'a emporté parce qu'il a été capable de capter l'espoir d'une politique économique alternative en débordant le NPD sur sa « gauche ».

Sursaut démocratique qui tranche avec l'Europe

Quelles leçons en tirer pour l'Europe ? D'abord, que lorsque le monde politique parvient à casser les tabous économiques et à imposer un vrai débat sur les politiques à mener sur ce plan, il est possible de redonner du sens aux élections et à la démocratie.

Le sursaut démocratique du Canada ce 19 octobre, avec à la fois l'alternance et la hausse de la participation, semble être l'image inversée des différentes campagnes électorales qui ont eu lieu ces derniers mois en zone euro.

En Europe, l'économie est de plus en plus exclue de la démocratie

En Grèce, au Portugal, demain en Espagne, tout débat du type canadien semble aussi impossible qu'il peut l'être en France, aux Pays-Bas, en Finlande ou en Allemagne. L'Europe s'enferme dans une politique unique de consolidation budgétaire et de « réformes structurelles » en refusant tout investissement public d'envergure et s'en remet à la seule politique monétaire pour assurer la reprise. Or, on ne vote pas pour la BCE.

Toute autre possibilité semble verrouillée. Les grands partis européens défendent grosso modo les mêmes positions économiques. Et lorsqu'ils tentent une timide réaction, comme récemment les gouvernements espagnol et italien, la Commission européenne se charge de les ramener « à la raison ».

Au Portugal, le PS a ainsi imposé aux autres partis de gauche le respect de la politique de baisses des dépenses publiques. En Grèce, le mémorandum a tué tout vrai débat économique.

Tout est fait pour que l'économie échappe en zone euro au domaine politique. Dès lors, les conséquences politiques de ce verrouillage des choix économiques sont la progression des extrêmes et celle de l'abstention.

Le dépassement de la sclérose social-démocrate

Une des clés du problème européen réside dans la sclérose de la social-démocratie, qui n'est pas sans rappeler la faiblesse du NPD canadien. Et si la situation canadienne n'est pas transposable de ce côté-ci de l'Atlantique, Justin Trudeau a néanmoins montré qu'il était politiquement possible - et rentable - de dépasser la prudence idéologique de la social-démocratie et les tabous de la pensée économique dominante.

Certes, le Parti libéral du Canada n'est pas un parti de « gauche radicale », mais c'est précisément ce qui rend le scrutin canadien intéressant : un parti traditionnel et fondamentalement libéral, peut prendre des positions audacieuses sur le plan économique lorsque les circonstances l'exigent.

Le besoin d'un débat en Europe

Or, en Europe, les circonstances exigeraient une vraie réflexion sur le modèle économique de la zone euro et sur la nécessité d'une ambitieuse politique publique d'investissement. Si la BCE peine à réaliser son objectif, c'est bien qu'elle est seule dans son effort de relance de l'économie de la zone euro.

Or, l'Allemagne, qui a refusé d'exclure les investissements du calcul des déficits, refuse elle-même d'utiliser ses excédents pour investir. Elle préfère les accumuler. Pendant ce temps, l'architecture institutionnelle de la zone euro interdit tout débat sur ce sujet et limite l'investissement à un plan Juncker microscopique et peu ambitieux.

Si Justin Trudeau respecte ses promesses et réussit son pari, cette homme de 41 ans aura donné une leçon majeure au Vieux Continent.