Pour ou contre : faut-il augmenter l'aide publique au développement ? (Cécile Duflot face à Pierre Jacquet)

Par Paul Marion  |   |  1574  mots
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Avant sa tournée africaine la semaine dernière, Emmanuel Macron a appelé à sortir de la seule logique d'aide vers les pays en développement en Afrique pour passer à une logique d'investissement via des acteurs privés, les dernières décennies d'aide au développement n'étant pas parvenues à réduire l'écart entre pays riches et pays pauvres. Mais cet écart pourrait se creuser encore davantage si rien n'est fait face aux crises climatiques et à la révolution des industries vertes. Faut-il relancer l'aide au développement ? C'est le débat de la semaine entre Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France, et Pierre Jacquet, ancien chef économiste de l'Agence française de développement.

Soucieux de revoir la politique africaine de la France, Emmanuel Macron a remis en cause l'un de ses piliers lors d'une conférence de presse fin février : l'aide publique au développement (APD). Le Président entend passer de la « logique d'aide » à celle « d'investissements », pour établir « une nouvelle relation équilibrée, réciproque et responsable » avec les pays du continent africain.

Pourtant, la France représente le cinquième bailleur de fonds au niveau international de l'aide publique au développement. Après avoir franchi pour la première fois le seuil des 10 milliards d'euros en 2017, l'aide française est en hausse progressive et a atteint 12,4 milliards d'euros en 2020 à son plus haut niveau historique.

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Derrière ces chiffres, l'APD enclenche rarement à elle seule des dynamiques de développement économique à travers des fonds venus de pays étrangers ou d'organismes internationaux. Mais la crise climatique et la révolution des industries vertes menacent de creuser encore davantage le fossé entre les pays développés et les pays en développement si aucune mesure d'entraide n'est prise.

Alors, faut-il relancer l'aide au développement ?

Pour la première fois en plus de deux décennies, le taux mondial d'extrême pauvreté augmente depuis 2020. La planète compte désormais près de 700 millions de personnes dans l'extrême pauvreté. Ces chiffres semblent mettre en exergue à la fois un échec de dizaines d'années de politique internationale mais aussi une impuissance face à l'immensité de cette somme. Pourtant cette situation n'est pas une fatalité et les progrès réalisés depuis plus de trente ans en amont de la pandémie le prouve.

La réduction de la pauvreté passe par des accès améliorés aux service essentiels, la santé, l'éducation, à des meilleurs systèmes de protections sociales etc. Des progrès inenvisageables sans investissement majeur et donc le recours à l'aide international est le levier majeur à notre disposition. L'aide au développement a par exemple permis en finançant le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme de sauver 50 millions de vies depuis sa création en 2002 ou encore de permettre la scolarisation de 160 millions d'enfants en plus via le Partenariat mondial pour l'éducation.

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Cependant, cette coopération internationale ne peut reposer sur d'anciens schémas qui ont montré leurs limites. Il est important avant tout de sortir de cette conception qui avait tendance à voir ce budget comme un simple acte de charité. Au contraire, il faut réfléchir cette coopération comme une forme de redistribution mondiale qui contribue à réduire les inégalités ou à combler les lacunes entre les pays riches et les pays pauvres. Dans un monde de profusion, où les pays de l'OCDE affichent un revenu par habitant 52 fois supérieur à celui des pays à faible revenu et où la fortune des pays les plus riches s'appuie sur l'exploitation passée et en cours du monde en développement, c'est surtout devenu une question de justice.

Ensuite, la coopération internationale doit aussi être appréhendée au regard des interdépendances dues à la mondialisation. Une interdépendance particulièrement mise en exergue par la pandémie de la Covid-19. Mais, comme souvent, nous nous heurtons à un manque de courage politique. Rien qu'en Afrique subsaharienne, l'ensemble des pays de la région auront besoin d'un surcroît de financement extérieur de 425 milliards de dollars sur ces cinq prochaines années pour regagner le terrain perdu pendant la pandémie. A une époque où les crises se multiplient, les seuls 150 milliards d'euros consacrés à l'APD par la communauté internationale, semblent dérisoires. Depuis plus de 50 ans, les pays riches ne sont pas au rendez-vous, ne consacrant en moyenne que 0,33% de leur richesse nationale à ce budget alors qu'ils s'étaient engagés à y consacrer 0,7% en 1970. Le refus de dédier réellement cette part de leur richesse nationale à l'aide au développement représente désormais une dette cumulée de 5 000 milliards d'euros des pays les plus riches envers les plus pauvres.

Enfin, l'aide au développement est tout autant une question de quantité que de qualité. L'efficacité de l'aide n'est évidemment garantie uniquement lorsqu'elle est investie au bon endroit, sur les thématiques les plus pertinentes qui permette un recul de la pauvreté et des inégalités. C'est-à-dire les services publics sociaux de base (la santé, l'éducation, la protection sociale, l'eau et l'assainissement) et la réduction des inégalités femmes-hommes, qui demeure aujourd'hui encore le premier facteur de transmission intergénérationnel de la pauvreté. Cette aide doit également aller en priorité vers les populations les plus vulnérables de la planète. Ce qui n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui. A peine un cinquième de l'aide française cible les pays les plus pauvres. Une situation qui s'aggravera d'autant plus si les pays riches font le choix de prioriser les investissements vers le secteur privé qui logiquement favoriseront les géographies avec les potentiels profits les plus importants et donc éviteront encore plus les populations les plus pauvres.

Cette tentation de se tourner de plus en plus vers le secteur privé, présentée comme une innovation, est en fait une réalité depuis plus de 10 ans. L'utilisation des budgets d'aide publique au développement de la France pour des partenariats publics-privés ou transitant par le secteur privé a été multipliée par 880 sur les dix dernières années. Pourtant aucune étude n'a prouvé leur efficacité dans la réduction de la pauvreté mondiale, aucun progrès tangible n'est à souligner et leur géographie se limite en grande partie aux « centres urbains » dans les pays émergents, bien loin des populations les plus vulnérables. Un constat à relier par exemple à la stagnation de l'aide à l'éducation sur cette même période. Bien loin de l'objectif de justice et redistribution mondiale, cette volonté de passer par des acteurs privés participe en réalité à une déresponsabilisation des pays riches.

Ce qu'on appelle, faute de mieux, l'aide publique au développement, peut s'interpréter comme le substitut décentralisé - voir l'amorce - d'une politique économique globale que la fragmentation du monde rend particulièrement improbable dans le contexte actuel. Elle assume en effet, presque seule, les trois fonctions essentielles d'une politique économique : allocation des ressources, puisqu'il s'agit d'orienter les capitaux vers les pays en développement en privilégiant les domaines qu'ignorent souvent les investisseurs privés, notamment la formation et la préservation du capital humain, la protection de l'environnement, la lutte contre le réchauffement climatique et l'adaptation ; stabilisation face aux crises, puisque l'aide - en complément de l'aide humanitaire - fournit aux pays pauvres davantage de ressources pour gérer les chocs comme celui de la pandémie ou comme l'explosion des prix de l'énergie et de l'alimentation ; et répartition des revenus, puisque la solidarité - et la politique internationale - impose de transférer des ressources des pays riches vers les pays pauvres. Reconnaître ces fonctions facilitera la coordination entre les acteurs de l'aide et en fera un concept plus central, plus cohérent et plus efficace.

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Les modalités de l'aide au développement doivent continuer d'évoluer. Deux aspects me semblent essentiels. Le premier concerne l'utilisation de la connaissance. Les pays industrialisés ont un quasi-monopole dans la production d'analyses et de connaissances sur le développement : 90% des articles d'économie du développement sont produits et publiés dans les pays développés. Or, l'utilisation de cette connaissance ne peut être que locale, sociale et politique. La démarche prescriptive venant de l'extérieur, sous couvert de la recherche de résultats et d'efficacité, est de ce fait vouée à l'échec. C'est aux pays eux-mêmes de construire leurs propres politiques de développement. Il faut pour cela les aider à accéder aux connaissances, y contribuer et les utiliser. La recherche est une démarche réflexive, qui ne conduit pas seulement, à identifier des solutions, mais sert surtout à les élaborer en utilisant les connaissances existantes dans un contexte et des jeux de pouvoirs donnés. Il est important qu'elle se produise aussi localement.

Deuxièmement, la pression, en partie accentuée par la recherche d'efficacité, conduit les acteurs du financement du développement à raisonner en silos et à mettre l'accent sur leurs réalisations. Or, l'aide publique n'apporte qu'une contribution minime au financement du développement. Seul son rôle catalytique, insuffisamment exploré, peut permettre d'enclencher des dynamiques durables : construction de capacités, assistance technique, appui aux systèmes financiers, mais aussi encouragement de l'investissement privé. L'aide peut utilement servir au renforcement de la coordination public-privé. Le partage des risques est au cœur de cette approche. Elle requiert d'identifier les projets socialement utiles que les investisseurs privés jugent trop risqués, et de justifier l'utilisation de fonds publics pour prendre une partie des risques, avec des instruments divers : garanties, assurances, subventions, co-financements. Il y aura des erreurs et des tâtonnements, mais ce n'est pas une raison pour ignorer une piste pleine de promesses et d'innovations.