Tout s'est joué à huit voix près. 114 voix contre et 96 voix pour. Fin juillet, le projet d'amendement soutenu par la Nupes et le RN d'une taxe sur les superprofits a été rejeté de justesse à l'Assemblée nationale dans le cadre de l'examen de la loi « pouvoir d'achat ». L'amendement prévoyait d'imposer une « taxe exceptionnelle de 25% » sur les « bénéfices exceptionnels » des fournisseurs d'hydrocarbures, des prestataires de transport maritime ou encore des concessionnaires d'autoroutes.
Pour autant, ce premier échec parlementaire n'éteint pas le débat autour d'une taxe temporaire des superprofits. La question plane encore dans l'air du temps, particulièrement en cette période de résultats financiers du premier semestre. Un cru remarquable pour plusieurs grands groupes français dont le cas emblématique TotalEnergies et ses 5,7 milliards d'euros de profits en trois mois, deux fois plus qu'à la même période en 2021. Le géant énergétique profite à plein de l'envolée des cours de l'énergie.
En réponse et (surtout) sous pression du gouvernement, TotalEnergies a fait un geste en accordant une réduction du prix à la pompe dans toutes ses stations jusqu'à la fin de l'année. Insuffisant pour enrayer la controverse autour de ses profits. Jusqu'à présent, le gouvernement Borne défend les initiatives librement consenties par les entreprises comme TotalEnergies en faveur du budget des ménages plutôt qu'un nouvel impôt, même si certaines figures de la majorité comme le député Sacha Houlié sont favorables au principe d'une « contribution exceptionnelle » des entreprises prospères. Tant que l'inflation durera, ce projet de taxes va occuper le débat politique. L'Espagne et le Royaume-Uni ont quant à eux déjà sauté le pas.
Alors, l'Etat doit-il taxer les superprofits des grandes entreprises ?
« La hausse du prix de l'énergie et des matières premières représente une ponction de l'ordre de 2% du PIB français. Cette ponction va peser sur les ménages, les administrations, la plupart des entreprises, aggravant la dette publique et contribuant au ralentissement de la croissance. En même temps, certaines entreprises du secteur de l'énergie, de la pharmacie, des transports enregistrent des profits fabuleux. Ces profits sont pour une grand part le produit de rentes ; les entreprises bénéficient de tensions entre l'offre et la demande dans des marchés où ceux-ci sont particulièrement inélastiques aux prix. Ces profits seront en partie redistribués à des actionnaires (dont le mérite est nul) ; en partie investis sur les marchés financiers contribuant à la spéculation ; en partie réinvestis selon les stratégies de ces entreprises, qui ne correspondent pas obligatoirement aux objectifs de la transition écologique.
Distinguons trois cas. Les superprofits des entreprises énergétiques et de transport qui découlent iniquement des tensions sur les marchés devraient être surtaxés. Le produit de ces taxes devrait être partagé entre les pays où ces entreprises opèrent, les pays d'extraction et les pays consommateurs pour les entreprises pétrolières par exemple. En France, il pourrait être utilisé pour compenser les hausses de prix aux ménages les plus pauvres (ce qui est préférable à des baisses de prix qui encouragent la demande).
Il est légitime que les entreprises pharmaceutiques tirent un certain profit de leurs découvertes. Celles-ci découlent souvent de recherches fondamentales publiques. L'UE, ou mieux l'OMS, devrait pouvoir racheter les brevets à un prix raisonnable, garantissant aux laboratoires un profit satisfaisant, mais pas exorbitant, de façon à ce que les vaccins ou les médicaments soient disponibles pour tous en particulier dans les pays pauvres.
Certaines grandes entreprises enregistrent durablement des profits importants grâce à leur pouvoir de monopole (Amazon, Apple, Google, Meta, Microsoft). Elles sont riches quand les États sont pauvres. Cela donne à leurs dirigeants un pouvoir incontrôlé d'orienter la culture, les médias, la culture, la recherche scientifique... La France, et l'UE, devraient se battre dans les arènes internationales pour qu'un taux spécifique d'imposition leur soit appliqué (50% plutôt que 15%), de sorte qu'une part importante de leurs profits puissent être investis dans les secteurs prioritaires pour l'Humanité, le développement et la transition écologique. »
« Il faut toujours se méfier des impôts soi-disant exceptionnels qui deviennent permanents. En 2011, la nouvelle contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, une tranche d'impôt supplémentaire à l'impôt sur le revenu, devait être supprimée une fois les finances publiques rétablies. Ce qui n'est jamais arrivé. Si la France instituait une nouvelle taxe sur les superprofits, on ne reviendrait probablement jamais en arrière. Alors que le gouvernement veut rendre le pays plus attractif, une lourde fiscalité pèse déjà sur les entreprises installées en France. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle de nombreux sièges sociaux d'entreprises françaises se situent déjà hors de France notamment aux Pays-Bas. En France, les entreprises paient 140 milliards de taxes et cotisations supplémentaires de plus que dans les pays de la zone euro.
Si l'Espagne et le Royaume-Uni ont effectivement créé une taxe sur les profits des énergéticiens, ils partent de bien plus bas en termes de fiscalité sur les entreprises. Leur situation est incomparable. Nous sommes à 45% du PIB de prélèvements obligatoires contre 40% en moyenne dans la zone euro, 37% en Espagne et 33% au Royaume-Uni. Surtout, une telle taxation serait loin de résoudre le problème de la dette. En termes de retombées fiscales, elle ne rapporterait pas beaucoup, à peine 1 et 2 milliards d'euros. Ce prélèvement sur les superprofits ne comblera donc pas le déficit budgétaire qui atteint 178 milliards d'euros en 2022.
Par ailleurs, y a-t-il vraiment des profits injustifiés et des profiteurs de crise ? C'est difficile à dire tant il y a d'aspects négatifs et positifs pour les grands groupes dans le contexte économique actuel. TotalEnergies affiche peut-être des superprofits mais la guerre en Ukraine l'a forcé, comme Renault, à brader certains actifs en Russie. Par ailleurs, ceux-ci effectuent des investissements risqués notamment dans l'énergie. Ils doivent donc bénéficier de capitaux propres importants pour couvrir leurs pertes et préparer leur propre transition énergétique. Ces grandes entreprises font ici figure de boucs émissaires. Le signal envoyé est très mauvais. Veut-on vraiment que nos plus belles entreprises délocalisent leur siège social ? On a tous intérêt collectivement à ce que nos entreprises fassent des profits et non l'inverse.
Si quelqu'un profite de l'inflation, c'est l'Etat qui récupère énormément de TVA sur l'énergie. Ses recettes fiscales gagnent 24 milliards d'euros supplémentaires en 2022, soit +8% sur l'ensemble de ses prélèvements. Sans compter la part de TVA perçue par les collectivités territoriales et la sécurité sociale. Au total, sur toutes les administrations publiques centrales, locales et sociales c'est 50 milliards d'impôts, taxes et cotisations qui rentrent en plus dans les caisses publiques en 2022. Au lieu d'engager des dépenses pour les ménages qui alimentent l'inflation, l'Etat devrait utiliser cette cagnotte pour baisser les impôts. Cette idée de taxation des superprofits, notamment des énergéticiens, est un exercice de rhétorique qui détourne le débat du véritable enjeu. A savoir, les graves pénuries d'énergie, gaz mais aussi électricité, qui se profilent cet hiver et risquent d'arrêter la production de nos entreprises. »