Argentine : l’économie de la « débrouille » pour vivre avec 140% d’inflation

REPORTAGE. L’insoutenable hausse des prix contraint les Argentins à trouver des parades pour vivoter. Des décennies de crise économique ont nourri leur sens de la débrouille, en même temps qu’une profonde colère à la veille des élections présidentielles du 22 octobre prochain, qui pourraient se traduire dans les urnes par la victoire de l'outsider Javier Milei.
Le programme du candidat libertarien Javier Milei rencontre un puissant écho dans une population excédée de voir l'inflation et la faiblesse de la monnaie ronger son pouvoir d'achat. Il propose de remplacer le peso par le dollar dans l'économie argentine.
Le programme du candidat libertarien Javier Milei rencontre un puissant écho dans une population excédée de voir l'inflation et la faiblesse de la monnaie ronger son pouvoir d'achat. Il propose de remplacer le peso par le dollar dans l'économie argentine. (Crédits : Reuters)

En Europe, l'inflation est une revenante dont on croyait s'être débarrassée au siècle dernier. En Argentine, elle est une vieille connaissance qui gâte le quotidien depuis des années et s'invite dans toutes les discussions : au café, dans les taxis, sur les sites des journaux où la parité peso-dollar s'affiche comme la météo - la première étant souvent plus capricieuse que la seconde. « Le dollar vient de passer la barre des 1.000 pesos. Le peso valait quatre fois plus il y a un an », soupire Alejandro au volant d'une Renault hors d'âge reconvertie en Uber. « C'est difficile de faire des projets personnels, d'imaginer faire quoique ce soit, même voyager, avec autant d'instabilité ».

Submergés par la pire inflation depuis 30 ans à 137% en rythme annuel et 12% en rythme mensuel, les Argentins s'en remettent aux combines pour maintenir la tête hors de l'eau. La plus vieille et la plus populaire d'entre toutes reste d'acheter des dollars.

« Dès que je touche mon salaire en pesos, j'essaie d'acheter des dollars à la banque au taux officiel. Comme ça, je sécurise mes économies. En ce moment, je pense en plus que le dollar va sûrement continuer à monter », spécule Ara, jeune serveuse dans un café du quartier de Palermo. « Et quand j'ai besoin de pesos pour faire mes courses du quotidien, je revends des dollars ».

Le roi dollar

A Buenos Aires et dans tout le pays, le dollar est roi. Les pesos s'échangent partout contre des billets verts, qui peuvent même payer des appartements ou des loyers comme le proposent les pancartes immobilières. Derrière le taux officiel, un marché parallèle prospère avec ses propres taux de change. Les espèces américaines se monnayent aussi à l'unité sur MercadoLibre, version locale du Bon coin.

« Le dollar est populaire dans toutes les classes sociales, pas seulement chez les plus aisés », explique Ariel Wilkis, sociologue et auteur du livre Le dollar, histoire d'une monnaie argentine 1930-2019 (non traduit). « L'inflation fait partie de la routine des gens depuis longtemps, le dollar étant leur principal recours pour s'en protéger », rappelle-t-il.

Derrière l'achat de dollars, les Argentins s'évertuent à trouver d'autres rustines. « J'essaie d'acheter les produits en grande quantité au supermarché, ça réduit leur prix rapporté à l'unité, ça me permet d'en stocker et d'anticiper leur future hausse », énumère Ara, adepte du paiement sans frais en plusieurs fois. Alors que la valeur du peso continue de fondre à l'approche des élections, la ruée des Argentins sur les rayons des supermarchés est telle que les enseignes s'inquiètent du risque de pénurie.

Ara se rend aussi chaque semaine au marché central pour y négocier des fruits et des légumes plus abordables. Âgée de 20 ans, et déjà lassée par une situation « de pire en pire » qu'elle n'imagine pas s'améliorer après les élections présidentielles, elle parle d'émigrer en France ou en Espagne. Comme elle, 70% des jeunes Argentins se disent résolus à quitter le pays s'ils en ont les moyens, d'après une étude de l'université de Buenos Aires.

Cigale ou fourmi, à chacun sa stratégie

Quand certains font des réserves sur leurs étagères, d'autres flambent leur pesos avant que l'inflation ne le fasse. Ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter des dollars savent que la montée des prix et la chute du peso leur ôtent tout espoir d'épargner. A défaut, ils préfèrent consommer. A Buenos Aires, terrasses de café, restaurants ou théâtres ne désemplissent pas. Les économistes évoquent un phénomène de « course » ou de « fuite vers la consommation ». Cigale ou fourmi, chacun sa stratégie.

« Les Argentins savent qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes depuis 2001 », explique Cécilia, élégante septuagénaire. Lors de la « grande crise » de 2001 qui avait vu l'Argentine faire défaut sur sa dette, le gouvernement de l'époque avait gelé les retraits bancaires, privant des millions de ménages de leurs économies. « Ma génération a tout connu. Des périodes de croissance et de stabilité, et d'autres à devoir compter les centimes. "Débrouillard", c'est le mot qui me vient pour décrire notre état d'esprit d'Argentins », décrit-elle. L'ancienne institutrice a toutefois le confort de se reposer sur les euros qu'offre sa retraite minimale versée en France où elle a vécu et travaillé plusieurs années. Tous ne partagent pas le détachement de Cécilia.

Dans un pays où l'inflation dépasse régulièrement deux chiffres, les ficelles au jour le jour n'offrent pas un filet de sécurité bien solide. Dans son sillage, l'inflation amène d'autres fléaux. Près d'un Argentin sur deux (40,1% selon l'institut national statistique) vit sous le seuil de pauvreté. L'Etat est pareillement surendetté sur fond d'incurie des services publics. « La grande classe moyenne qui faisait notre fierté, parce qu'elle était unique en Amérique latine, n'existe plus », regrette Cécilia qui fustige la « caste » au pouvoir, reprenant les mots du favori à la présidentielle du 22 octobre Javier Milei.

« Si l'Equateur est passé au dollar, pourquoi pas nous ? »

Le programme du candidat libertarien rencontre un puissant écho dans une population excédée de voir l'inflation et la faiblesse de la monnaie ronger son pouvoir d'achat. Le remède Milei : moins d'Etat, plus de dollars. Pour celui qui a choisi « la fin de l'inflation » comme titre de son livre-programme, la monnaie argentine a moins de valeur que « des excréments ».

Concrètement, Javier Milei, économiste de formation, dont les tracts de campagne reprennent l'iconographie du billet vert, propose de remplacer le peso par le dollar dans l'économie argentine. Et de supprimer la banque centrale ainsi que plusieurs ministères pour réduire l'emprise de l'Etat. La mesure ne manque pas de séduire les Argentins, qui s'apprêtent à voter à 35% pour lui au premier tour selon les derniers sondages, devant le candidat sortant et actuel ministre de l'Economie Sergio Massa.

Dans un texte publié début septembre, 170 économistes qualifiaient cette dollarisation de « mirage » à cause du manque de dollars en circulation dans le pays et dans les coffres de la banque centrale. « Si l'Equateur est passé au dollar, pourquoi pas nous ? », veut croire le chauffeur Uber Alejandro.

Commentaires 9
à écrit le 21/10/2023 à 15:10
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Les problèmes de l'Argentine c'est d'abord la main mise sur les terres des grand propriétaires terriens et leur poids politique pour un statut quo.

à écrit le 21/10/2023 à 13:54
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Quand on laisse la monnaie aux états on sait qu'ils en abuseront. Cacher le prix de sa pseudo-générosité est irresistible. Milei a raison d'abroger une banque centrale qui sera tjrs politisée dans les mains de peronistes et autres démago-gauchistes...

à écrit le 21/10/2023 à 13:31
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Impossible !!!! Tout le monde sait à gauche que l'inflation permet de faire au contraire de la depense publique payee par personne, vu que l'inflation est sans conséquence c'est juste un pb d'écriture comptable comme dit le merluchon... ils ont vo...

à écrit le 21/10/2023 à 13:03
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Les americains n'ont pas d'amis, juste des interets. Il faudrait le rappeler a ce vendu pretendant. Que le peuple argentin ne vote pas pour ce traitre.

le 21/10/2023 à 13:53
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Le dollar est un moindre mal face à une géstion politique et nationale de la monnaie. Les pires ennemis de soi sont souvent les populistes de l'interieur.

le 21/10/2023 à 13:53
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Le dollar est un moindre mal face à une géstion politique et nationale de la monnaie. Les pires ennemis de soi sont souvent les populistes de l'interieur.

à écrit le 21/10/2023 à 8:05
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Le choix entre le mal et le pire se généralise au sein des élections nationales dans le monde. Les souris votent pour les chats.

le 21/10/2023 à 11:22
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@Dossier51. On ne peut mieux résumer. Et dès l'instant où les dettes qualifiées "odieuses" ne peuvent se répudier, alors elles font le bonheur des "vulture funds" (fonds vautours).

le 21/10/2023 à 12:54
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Une spirale infernal provenant du "moins pire des systèmes", au moins on rigole... noir.

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