
Loi Woerth en 2010, loi El Khomri en 2016, ordonnances Macron en 2017, loi pour un nouveau pacte ferroviaire en 2018, premier projet de réforme des retraites d'Emmanuel Macron en 2019 et désormais une deuxième mouture en 2023... En France, les derniers projets de réforme se sont tous heurtés à une vague nationale de grèves à l'appel des syndicats. Bien que ces grèves aient souvent été suivies et contraignantes pour des millions de Français, leur ambition de faire fléchir le gouvernement n'a pas été couronnée de succès.
Plus récemment, à l'opposé de ces batailles sociales rangées et annoncées des semaines à l'avance, d'autres mouvements de grèves plus spontanés sont parvenus à prendre de cours le patronat et l'exécutif, parvenant parfois à leur tordre le bras. En témoignent les débrayages dans les raffineries en octobre dernier ou celui des agents de bord de la SNCF lors des vacances de fin d'année. Aussi, alors que la mobilisation contre la réforme des retraites monte en puissance et qu'une partie de la CGT, notamment dans le secteur de l'énergie et les transports, veut bloquer le pays, une question se pose : les grèves sont-elles encore efficaces ?
En décembre 1995, la « grève par procuration » des cheminots soutenue par la majorité des Français a fait reculer le gouvernement. En 2023, les centrales syndicales choisissent la manifestation plutôt que la grève. La journée du 21 janvier a été un succès d'autant plus éclatant que les deux tiers des Français se déclarent hostiles au projet de réforme des retraites. Aujourd'hui, les centrales syndicales semblent unies, ce qui n'était pas le cas en décembre 1995. Et, selon certains, la manifestation de masse l'emporterait sur la grève. Comme le déclare sans ambages Laurent Berger : « Le niveau d'efficacité syndicale ne se mesure pas au niveau d'emmerdements concrets pour les citoyens ».
Non seulement les coupures de courant, le blocage des raffineries et la grève des transports peuvent « emmerder » les gens, mais , plus encore, ces grèves peuvent apparaître comme le combat de « privilégiés » ayant la capacité stratégique de bloquer l'économie alors que l'écrasante majorité des salariés se sent impuissante et inaudible. Dès lors, avec ce type de grève, l'opinion pourrait se retourner en étant hostile, à la fois, à la réforme et aux « privilèges » de ceux qui peuvent faire grève. Cette double hostilité serait sans doute du pain béni pour le Rassemblement national.
L'affaire est-elle jouée, la manifestation l'emportera-t-elle sur la grève ? Rien n'est moins sûr. Pour le moment, personne ne sait si le gouvernement calera sur le totem de l'âge légal de départ à 64 ans qui oblitère toutes les mesures qui pourraient sembler plus justes et plus positives, mais qui sont parfaitement inaudibles. La situation n'est pas plus claire du point de vue des centrales syndicales où existent de sourdes rivalités entre certaines fédérations, notamment celles de l'énergie et des transports, et des confédérations qui ne commandent pas leurs troupes comme un général commande ses régiments.
En décembre 2022, les contrôleurs de la SNCF se sont mobilisés sur les réseaux sociaux et les centrales les ont soutenus du bout des lèvres ; elles ont suivi leurs troupes plus qu'elles ne les ont dirigées. En octobre 2022, le blocage des raffineries était, lui aussi, une initiative de la base, certainement pas une décision des centrales syndicales. Dans les deux cas, quelques milliers de salariés ayant une forte capacité de blocage ont fait reculer le gouvernement. La grève a été nettement plus efficace que la manifestation. Si les manifestations faiblissent, si le gouvernement ne lâche rien, la grève peut l'emporter sur la manifestation.
Parce que les syndicats restent particulièrement faibles en France, parce que leurs militants se concentrent dans quelques grandes entreprises et dans le service public, la grève est, à la fois efficace et incontrôlable. Aujourd'hui, l'assemblée générale l'emporte sur la section syndicale, les réseaux sociaux l'emportent sur l'organisation et les militants. Le mode de mobilisation des Gilets jaunes s'élargit dans le syndicalisme comme partout.
On peut s'en féliciter au nom de la démocratie directe, on peut s'en inquiéter au nom de la démocratie sociale et de la capacité de négociation. Pour le moment, nous sommes au début de la partie et la victoire de la manifestation sur la grève n'est pas assurée. Une chose est sûre : si la grève triomphe, ni les syndicats ni le gouvernement n'en sortiront vainqueurs.
La France a une vieille tradition de résoudre ses problèmes sociaux par le conflit ou la grève plus que par la négociation. Jusqu'à avoir le niveau de grève le plus élevé du monde et, ce, avec le soutien de la population sauf à de rares exceptions.
La règle générale de faire grève a longtemps été considérée comme efficace pour obtenir des résultats, ce schéma étant encore valable en 1995. Les choses ont changé depuis 2010. S'en est suivie une série de grèves qui n'ont pas empêché la loi Woerth, la loi travail, la réforme de la SNCF, les ordonnances travail de Macron de passer. En 2019, malgré des grèves très fortes, étalées sur de nombreuses journées, la loi a été votée en première lecture. On pourrait toutefois penser que l'ampleur de cette grève a motivé le recul ultérieur du gouvernement au début de la pandémie et le choix de ne pas reprendre, ensuite, le projet.
Globalement, les grèves dans une logique de confrontation avec le gouvernement autour d'une réforme sont beaucoup moins efficaces. Les Français ont intégré cette inefficacité. Fatalistes, ils admettent dans les sondages que, même s'ils s'y opposent, la réforme « passera ». Ils se sont aussi accoutumés et adaptés aux conséquences des grèves sur leur vie. On l'observe depuis quelques années. La moindre efficacité des grèves s'explique par des modes alternatifs de travail, comme le télétravail, et de nouvelles possibilités de transports tels que l'ubérisation, les trottinettes et vélos en libre service, Blablacar ou l'automatisation des lignes de métro.
Deux exceptions à cela néanmoins. Au niveau local, les grèves ont conservé une certaine efficacité dans des entreprises particulières, ou sur certaines catégories de postes. L'année dernière, dans les raffineries de TotalEnergies, parmi les contrôleurs SNCF, ou dans le transport aérien cet été, les grévistes ont obtenu gain de cause à leurs revendications salariales. Concernant ces grèves locales, un nouvel élément joue. Les tensions de main d'œuvre dans certains secteurs rendent leur bon fonctionnement très sensible aux grèves. Ce sont les fameuses vulnérabilités post-Covid.
On l'a vu cet été avec le manque de personnel dans les aéroports, à la RATP où la situation est déjà calamiteuse, sur les chaînes logistiques déjà saturées, dans les métiers de transports et de livraison. Ces vulnérabilités sur des infrastructures stratégiques changent le tableau. Une petite grève localisée peut entraîner une paralysie générale, à l'image de la pénurie d'essence de cet automne.
Autre exception, à l'échelle nationale, la conjugaison des grèves et de grandes manifestations spontanées est susceptible de mettre sous pression le gouvernement, notamment si la jeunesse se rallie massivement au mouvement ou si la situation devient chaotique et ingérable. En effet, les épisodes du type Gilets Jaunes ont produit leurs résultats. Les week-ends les plus violents de mobilisation ont permis de débloquer des milliards.
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