Fraude fiscale : le verrou de Bercy encadré plutôt que supprimé ?

Par Delphine Cuny  |   |  967  mots
« Je suis opposé à la suppression pure et simple de ce que l'on appelle le verrou de Bercy » a répété ce mardi le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin. (Crédits : Charles Platiau)
Une proposition de loi socialiste supprimant le monopole qu'exerce le ministre du Budget sur les poursuites judiciaires en matière de fraude fiscale sera examinée ce mercredi au Sénat. Mais Gérald Darmanin, le ministre de l'Action et des Comptes publics, qui prépare une loi contre la fraude, est contre cette suppression, tout comme la ministre de la justice.

[Article mis à jour à 19h25]

Hasard ironique du calendrier, alors que la Cour d'appel de Paris a confirmé ce mardi la condamnation de l'ex-ministre Jérôme Cahuzac pour fraude fiscale et blanchiment, un groupe de sénateurs socialistes présentait à la presse une proposition de loi « renforçant l'efficacité des poursuites contre les auteurs d'infractions financières et supprimant le verrou de Bercy », qui sera examinée en séance publique ce mercredi au Sénat. Le « verrou de Bercy » est le régime dérogatoire qui soustrait le délit de fraude fiscale au droit commun et attribue le monopole des poursuites pénales au ministre du Budget : l'engagement des poursuites est conditionné au dépôt d'une plainte de l'administration fiscale auprès du parquet, après autorisation de la commission des infractions fiscales, composée pour l'essentiel de magistrats.

Présentée par la sénatrice de Paris et avocate Marie-Pierre de la Gontrie, cette proposition de loi supprime cette « aberration dans un Etat de droit » et « prévoit que le procureur territorialement compétent apprécie les suites à donner aux faits de fraude fiscale ». La sénatrice a relevé que ce système « totalement baroque » du monopole des poursuites « est un encouragement aux petits arrangements. On ne sait pas trop ce qu'il se passe à Bercy. Il faut que les choses soient clarifiées. »

« Le verrou de Bercy est une anomalie historique, la vie politique a changé, il y a eu l'affaire Cahuzac, l'information est beaucoup plus transparente C'est un système du siècle dernier, de l'ancien monde » a observé Patrick Kanner, ex-ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports du gouvernement Valls et sénateur PS du Nord.

Il s'est montré toutefois réaliste sur les chances d'aboutir de cette proposition de loi.

« Nous sommes conscients du poids de notre groupe, nous ne sommes pas majoritaires. Nous voulons réveiller les consciences, et ne pas attendre le texte de Gérald Darmanin. C'est notre honneur d'interpeller sur ce sujet » a ajouté l'ancien ministre.

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Le Sénat a indiqué mercredi soir que cette proposition n'avait pas été adoptée, par 227 voix contre et 116 voix pour. La commission des finances a considéré, sur la proposition de son rapporteur, Jérôme Bascher (LR), que, « si des évolutions du dispositif devaient être envisagées, il était préférable de les étudier dans le cadre d'un examen plus global des dispositifs de lutte contre la fraude fiscale, comme le permettra l'examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude [de Gérald Darmanin], déposé au Sénat. »

Darmanin « contre une suppression pure et simple »

Surtout, bien que le sujet de la transparence puisse sembler consensuel, le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, a déjà exprimé son refus de faire sauter le verrou de Bercy.

« Je suis opposé à la suppression pure et simple de ce que l'on appelle le « verrou de Bercy » parce qu'il ne me semble pas que la fonction principale de l'administration fiscale soit de condamner les gens mais de récupérer l'impôt » a-t-il répété ce mardi matin sur Europe 1.

Il avait défendu cette position lors de son audition en avril devant la mission d'information parlementaire sur les procédures de poursuite des infractions fiscales. Il prône une redéfinition des filtres de la commission, mais pas la suppression du monopole des poursuites.

« J'ai proposé à l'Assemblée nationale, à la rapporteure Emilie Cariou à la tête de cette mission sur le « verrou de Bercy » que ce soit le Parlement qui décide les critères, les montants, qui définissent lorsque l'on est ministre, député, etc, on a un facteur aggravant de transmission à la justice. Ce sera plus démocratique que ce soit le Parlement qui décide que la direction générale des finances publiques. Je propose que les clés du verrou soient données au Parlement », a-t-il expliqué sur Europe 1.

 [La question du verrou de Bercy abordée à 8'30. Crédit : Europe 1/Dailymotion]

Un pouvoir de transaction maintenu

Très attendu, le rapport de cette mission d'information, présidée par une ancienne de Bercy bien au fait du sujet, doit être examiné le mardi 22 mai. Des aménagements au verrou devraient figurer dans les conclusions, par exemple en associant le parquet à la procédure, comme cela se fait chez nos voisins.

Lors de son audition par cette mission, le procureur de la République de Paris, François Molins, avait appelé de ses vœux la suppression de ce dispositif, « que personne ne nous envie, la France est vraisemblablement le dernier pays européen à posséder ce verrou ». Il avait prôné une plus grande coopération et estimé que « l'administration fiscale pourrait très utilement conserver un pouvoir de transaction ». Le directeur de Tracfin, Bruno Dalles, a également plaidé en faveur d'un « système de validation de transactions par l'autorité judiciaire ».

La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, n'a pas suivi la voie prônée par ces éminentes personnalités mais les propositions de son collègue des Comptes publics, recommandant de limiter les critères de transmission des dossiers au parquet aux cas les plus graves d'infraction. Une approche minimaliste qui tranche avec le jugement sans appel d'Eliane Houlette, la procureure de la République du parquet national financier :

« Le verrou bloque toute la chaîne pénale. Il empêche la variété des poursuites et constitue un obstacle théorique, juridique, constitutionnel et républicain, en plus d'être un handicap sur le plan pratique », avait déclaré la magistrate lors de son audition en janvier dernier.