Affaire FTX : qu’est-ce que l’altruisme efficace, le mouvement philanthropique éclaboussé par la chute de Sam Bankman-Fried ?

Le patron de la plateforme, Sam Bankman-Fried, était jusqu’à sa récente chute devenu l’un des principaux défenseurs de ce courant de pensée issu de l’utilitarisme, qui dicte notamment pour conduite morale de gagner beaucoup d’argent afin de le reverser à des causes philanthropiques.
Le fondateur de FTX Sam Bankman-Fried se revendique de la philosophie de l'altruisme efficace.
Le fondateur de FTX Sam Bankman-Fried se revendique de la philosophie de l'altruisme efficace. (Crédits : Reuters)

Si l'on se sent l'âme philanthrope, le meilleur moyen de se rendre utile à l'humanité n'est pas d'aller travailler dans l'humanitaire ou dans la recherche contre le Sida, mais de faire carrière dans la finance spéculative pour amasser rapidement une importante fortune. Chercher à construire une intelligence artificielle éthique est plus utile que de tenter d'éradiquer la malaria. Investir dans la conquête spatiale est plus moral que de chercher à supprimer la faim dans le monde.

Si ces phrases vous semblent absurdes, voire indécentes, elles ne le sont pas du tout pour les tenants de l'altruisme efficace.

Le plus grand bien pour le plus grand monde

Aujourd'hui placé sous les projecteurs suite à la chute du crypto-entrepreneur Sam Bankman-Fried, ardent défenseur de ce mouvement, l'altruisme efficace est une branche de l'utilitarisme théorisée par plusieurs personnalités issues du monde anglo-saxon, dont les philosophes australiens Peter Singer (qui a publié un livre sur le sujet) et Tobey Ord, le philosophe écossais William MacAskill et les entrepreneurs américains Holden Karnofsky et Elie Hassenfeld. Tout comme l'utilitarisme classique, l'altruisme efficace postule qu'agir de manière morale signifie chercher à atteindre une utilité maximale, pour le plus grand nombre de personnes possible et sans discrimination (il serait par exemple immoral de choisir d'aider uniquement les personnes ayant telle nationalité ou telle origine ethnique plutôt qu'une autre).

Là où l'altruisme efficace se distingue de l'utilitarisme classique, c'est en poussant encore plus loin le curseur de la rationalité, selon Christophe Salvat, philosophe spécialiste de l'utilitarisme, et auteur du livre L'Utilitarisme (2020, La Découverte).

« Les tenants de l'altruisme efficace ont mis en place un certain nombre de plateformes, comme 80 000 Hours et Earn to Give, dont la mission est d'évaluer l'efficacité des différentes institutions philanthropiques, pour déterminer celles vers lesquelles il est le plus moral d'orienter son argent.

Parmi les critères retenus, il y a bien sûr la façon dont ces institutions gèrent les fonds, mais aussi leur efficacité perçue : par exemple, un altruiste efficace va juger qu'il est plus moral de chercher à éradiquer la malaria, laquelle tue énormément de gens que l'on pourrait sauver en investissant des sommes relativement faibles, plutôt que de financer le coûteux développement d'un vaccin pour une maladie rare qui touche très peu de personnes. »

Penser le temps long

L'autre spécificité de l'altruisme efficace consiste à inclure dans son calcul non seulement les humains qui vivent aujourd'hui sur la planète, mais aussi tous ceux qui vivront au cours des décennies, des siècles et même des millénaires à venir.

« En adoptant ce point de vue long-termisme, il peut par exemple devenir plus intéressant, en matière de calcul coûts/bénéfices, d'investir dans la recherche sur les dangers de l'intelligence artificielle, qui pose à long terme un risque relativement faible, mais avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour l'humanité, plutôt que dans la recherche médicale ou l'aide aux plus démunis », poursuit Christophe Salvat. « Il s'agit à mon sens d'un biais qui tend à orienter les flux financiers issus de ce mouvement vers des opérations, certes risquées, mais dont l'avènement est encore très hypothétique et dont l'horizon est à très long terme, dénaturant ainsi quelque peu l'idée de départ. »

Une vision qui, flirtant parfois avec le transhumanisme, défend le fait d'investir dans des projets un peu fous à long terme, comme la recherche sur l'intelligence artificielle générale, la lutte contre la mort et la colonisation d'autres planètes, autant de sujets très populaires dans la Silicon Valley, d'où le mouvement tire une partie de ses racines et de ses mécènes.

SBF, champion de l'altruisme efficace

Enfin, dans une logique rappelant le libertarianisme et la philosophie d'Ayn Rand, l'altruisme efficace se démarque par une certaine méfiance vis-à-vis de l'État et une foi dans la capacité de l'individu, et en particulier de l'entrepreneur, à avoir un impact positif sur une large proportion de l'humanité. Sam Bankman-Fried était, jusqu'à la chute de FTX, l'un d'entre eux. Il a été gagné à la cause de l'altruisme efficace alors qu'il était encore étudiant à l'université de Cambridge, où il a suivi les cours de William MacAskill.

Alors qu'il confiait à celui-ci qu'il était récemment devenu végétalien et comptait trouver un métier lui permettant de réduire la souffrance animale, MacAskill lui a répondu que s'il voulait vraiment aider les animaux, l'option la plus efficace pour un jeune homme aussi brillant que lui serait de gagner beaucoup d'argent et de reverser ensuite toute sa fortune à des causes luttant pour le bien-être animal.

Lire aussiFaillite de FTX : ce que proposent les plateformes de cryptos pour rassurer leurs clients

Un conseil que le « prince des cryptos » a pris au pied de la lettre, puisqu'il a rapidement accumulé une fortune de plusieurs milliards de dollars grâce à sa plateforme d'échange de cryptomonnaies, FTX, milliards qu'il a ainsi ensuite partiellement utilisés pour financer The FTX Foundation, organisme chargé, à travers son Future Fund, de verser de l'argent à des projets de recherche visant à lutter contre certaines maladies ou encore à prémunir l'humanité des risques posés par l'intelligence artificielle.

En septembre dernier, la fondation se targuait d'avoir attribué des centaines de dons, pour un montant total de plus de 160 millions de dollars. En ont par exemple bénéficié une équipe de scientifiques du MIT travaillant sur les biotechnologies afin d'éviter qu'elles soient utilisées à mauvais escient, par exemple pour générer une pandémie, ainsi qu'un projet de base de données visant à rendre le travail de différents experts académiques accessible à tous.

L'altruisme efficace peut-il survivre au scandale FTX ?

Naturellement, la plateforme FTX a entraîné la fondation dans sa chute, et si la liquidation est encore en cours de traitement, il est probable que nombre de chercheurs ne reçoivent jamais la totalité des fonds qui leur ont été promis. C'est aussi la réputation de l'altruisme efficace qui en prend un coup.

William MacAskill, qui travaillait au sein du Future Fund avant de démissionner au moment de la révélation du scandale FTX, fait ainsi aujourd'hui son mea culpa et tente de se distancier de l'entrepreneur. « Sam et FTX sont pleins de bonne volonté, et une partie de celle-ci résulte de leur association avec des idées que j'ai passé ma carrière à défendre. Si cette bonne volonté à contribué à blanchir la fraude, j'en ai honte », a-t-il affirmé sur Twitter.

Si les théoriciens du mouvement ne sont naturellement pas responsables des actions de « SBF », le scandale vient aussi révéler certaines failles dans cette conception de la philanthropie, selon Christophe Salvat. « En permettant de justifier ses actions sous prétexte que l'on vise le bien sur le très long terme, l'altruisme efficace peut financer des projets idéalistes, aux fondements incertains, comme le transhumanisme, plutôt que de venir en aide aux personnes qui en ont besoin aujourd'hui.

Mais aussi servir de caution à l'accumulation de fortunes colossales, au creusement des inégalités économiques, ainsi qu' à l'évasion fiscale, puisque Sam Bankman-Fried pourrait par exemple très bien justifier le choix de domicilier sa société dans un paradis fiscal [Ndlr : FTX était enregistrée aux Bahamas] puisque de toute façon il comptait donner toute sa fortune à des œuvres de charité... » Au-delà du monde des cryptos, c'est aussi dans la sphère philanthropique que l'affaire FTX pourrait sonner l'heure de la remise en question.

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Commentaires 3
à écrit le 30/11/2022 à 9:30
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Il s'est montré philanthrope, il a donné énormément d'argent à sa copine pour la pyramide de Ponzi, à ses parents pour l'immobilier dans les paradis fiscaux et au parti démocrate pour assurer son avenir.

à écrit le 29/11/2022 à 16:29
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L’altruisme efficace : La théorie idéale pour les hypocrites

à écrit le 29/11/2022 à 14:56
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Toujours faire attention par cette fausse morale américaine qui ne touchent que les autres, c du fake comme toujours, ils ont réinventé les subprimes et yen aura d'autre autrement bientot, personne ne peux arreter le jeux de l'argent sauf ceux qui n'...

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