Armement : quand Berlin trahit l'esprit de la coopération franco-allemande

Par Michel Cabirol  |   |  1266  mots
L'exécution d'un contrat portant sur la livraison de missiles Milan ER de MBDA est bloqué par l'Allemagne
Berlin bloque l'exécution d'un contrat pourtant déjà signé par MBDA vers un pays du Moyen-Orient et la finalisation d'un contrat de Renault Trucks Défense vers un pays du Proche Orient. Le rapprochement entre Nexter et Krauss-Maffei dans l'armement terrestre pourrait être menacé.

Qui se souvenait de l'accord Debré-Schmidt, signé les 7 décembre 1971 et 7 février 1972 par les ministres de la Défense d'alors, Helmut Schmidt et Michel Debré ? Un petit cercle d'initiés peut-être. Ce n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui. Car l'Allemagne semble depuis le début de l'année remettre en cause les principes de cet accord qui définit les relations entre la France et l'Allemagne s'agissant des exportations dans le domaine de l'armement.

Que dit cet accord ? L'article 2 stipule qu'"aucun des deux gouvernements n'empêchera l'autre gouvernement d'exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d'armement issus de développement ou de production menés en coopération". Pour chaque matériel, une partie des composants provient d'un pays, et une autre partie de l'autre. Sur ce point le deuxième alinéa de l'article 2 poursuit : "chacun des deux gouvernements s'engage à délivrer sans retard et selon les procédures prévues par les lois nationales les autorisations d'exportation nécessaires pour la fourniture de ces composants au pays exportateur".

Des refus possibles

Des refus sont possibles. Ils doivent cependant rester exceptionnels. C'est le sens de l'alinéa 3 de l'article 2 : "il ne pourra être fait usage qu'exceptionnellement de la possibilité de refuser l'autorisation d'exporter les composants d'un projet commun". Dans ce cas, aux termes de l'article 4, "l'industriel du pays exportateur serait autorisé à rechercher, pour une partie ou pour l'ensemble des fournitures considérées, le concours d'autres sous-traitants".

A la connaissance de La Tribune, l'Allemagne, qui a une politique de plus en plus restrictive en matière d'exportation sous l'impulsion du ministre de l'Economie allemand SPD Sigmar Gabriel, bloque aujourd'hui un contrat de MBDA en cours d'exécution et la finalisation d'une commande de Renault Trucks Defense (RTD). Selon nos informations, le missilier serait actuellement empêché par l'Allemagne de livrer depuis le début de l'année des missiles antichars Milan ER (un programme en coopération) vers un pays du Golfe. Berlin bloquerait les postes de tir fabriqués en Allemagne.

Renault Trucks Defense également bloqué

Le groupe français Renault Trucks Défense, détenu par le suédois Volvo AB, est également bloqué dans la finalisation d'un contrat avec un pays du Proche Orient pour une commande de VAB Mark3. Un contrat qui serait la première référence à l'export de ce matériel. Comme le stipule l'article 4 de l'accord Debré-Schmidt, il pourrait être amené à rechercher, le concours d'autres sous-traitants que des sociétés allemandes.

En 2012, Berlin avait déjà refusé, comme l'avait révélé Les Echos, à Mercedes le droit de vendre des châssis à Nexter et à Lohr. Les contrats avaient été signés avec la Garde nationale saoudienne et portaient sur la vente de près de 350 blindés : 264 Aravis fabriqués par Nexter, auxquels s'ajoutent 15 ambulances et 68 véhicules MPCV à roues de défense antiaérienne de Lohr, destinés à recevoir une tourelle Mistral de MBDA.

Cette politique met-elle en danger l'opération Nexter/Krauss Maffei

Le rapprochement entre Nexter et le groupe allemand Krauss-Maffei Wegman (KMW) pourrait-il être menacé ? D'autant que l'une des raisons majeures de ce rapprochement,  côté français, est les nombreux succès à l'exportation de KMW notamment des chars Leopard. Non, estime-t-on au ministère de la Défense français, interrogé par La Tribune. Les deux dossiers ne sont pas liés, estime-t-on au ministère. Et de faire remarquer que cette politique restrictive favorise même Nexter lors du processus de valorisations des deux sociétés.

Pour autant, la famille Bode-Wegmann, actionnaire privé de KMW et qui a voté à l'unanimité en faveur de cette opération, pourrait être contrainte de suspendre cette opération si Sigmar Gabriel continuait à empêcher d'exporter KMW. Ce qui dégraderait la valeur de la société. Pas sûr que la famille veuille brader ses intérêts. D'autant que Sigmar Gabriel favorable à un rapprochement entre KMW et Rheinmetall pourrait utiliser ce levier pour tordre le bras à la famille... A suivre.

Berlin a annulé des contrats

Déjà certaines ventes à l'exportation de Krauss-Maffei Wegmann, notamment celle au Qatar (62 Leopard + 24 PzH 2000 pour 1,9 milliard d'euros), sont en grand danger. Elles sont suspendues par le nouveau ministre de l'Economie allemand qui se montre très réticent sur ces ventes. Déjà, une vente de 200 Leopard A7 en Arabie Saoudite a été bloquée par Berlin. Dans le magazine allemand "Stern", il avait notamment déclaré en début d'année que l'Allemagne allait renforcer le contrôle des exportations d'armes.

"Je suis d'accord avec Helmut Schmidt : c'est une honte que l'Allemagne soit parmi les plus importants exportateurs d'armes du monde, avait-il alors expliqué. En particulier, les armes légères deviennent simplement les armes de la guerre civile. Alors les choses doivent changer. C'est pourquoi, je suis en faveur d'une politique restrictive en ce qui concerne les exportations d'armes".

"Si les armes sont livrées dans les mauvaises régions, cela peut s'avérer un commerce meurtrier", avait estimé Sigmar Gabriel, tout en comprenant l'argument qui dit qu'un cadre plus strict pour les exportations d'armes pourrait coûter des emplois. "Pas d'armes dans les pays où une guerre civile est financée. Par ailleurs, nul ne devrait vendre d'armes à des régimes iniques", avait-il rappelé. Si elles étaient confirmée par le ministre, ces mesures risqueraient d'amoindrir la force de frappe de KMW à l'exportation.

Une ligne dure

Le ministre allemand de l'Economie a confirmé en août à l'issue d'une rencontre avec une vingtaine de représentants du personnel d'entreprises de la défense, son intention d'encadrer très strictement les exportations d'armes même au détriment de l'emploi. "Les considérations sur l'emploi ne doivent pas jouer un rôle déterminant" dans les décisions prises par le gouvernement, et spécifiquement par son ministère, d'autoriser ou d'interdire au cas par cas les exportations d'armes, a affirmé le ministre social-démocrate, lors d'un point de presse.

Sigmar Gabriel ne veut "pas de nouveau débat, pas de nouvelles directives, pas de tables rondes ou de clarification" sur ce sujet, mais simplement un respect à la lettre des dispositions en vigueur. Celles-ci, très restrictives, datent de 2000, mais son parti SPD accuse le gouvernement précédent d'Angela Merkel, dont il n'était pas membre, d'en avoir fait un usage trop laxiste. Il souhaiterait notamment que l'Allemagne cesse d'exporter vers les pays de la péninsule arabique, en particulier l'Arabie Saoudite, un gros client. La loi allemande interdit les exportations d'armes vers les pays dits tiers, c'est-à-dire hors Union européenne, partenaires de l'Otan et pays assimilés, mais ouvre des possibilités d'exemption au cas par cas.

5,8 milliards d'exportation en 2013

En 2013, le gouvernement précédent de Mme Merkel a autorisé 5,8 milliards d'euros d'exportations d'armement, dont 62 % dans des pays hors de l'Otan, notamment vers l'Algérie, le Qatar et l'Arabie-Saoudite. "Les perspectives (de l'industrie allemande de la défense) ne dépendent pas seulement de l'export, et certainement pas de l'export vers la péninsule arabique", a déclaré le ministre en réponse aux inquiétudes.

Pour compenser un éventuel manque à gagner, il a appelé le secteur à "faire ce qu'il aurait dû faire depuis 15 ans", à savoir se consolider et renforcer son intégration européenne, et se pencher plus avant sur les potentiels de conversion, c'est-à-dire de migration de sa production vers le domaine civil. La position de Sigmar Gabriel est loin de faire l'unanimité au sein de la coalition au pouvoir entre SPD et conservateurs de Mme Merkel.