Bruxelles veut sa place à la table des grandes nations spatiales

Par Michel Cabirol  |   |  1281  mots
La commissaire européenne au marché intérieur et à l'industrie, Elżbieta Ewa Bieńkowska, considère que seule l'Europe est capable de lancer des programmes majeurs emblématiques comme Galileo
Sous l’impulsion de la commissaire européenne Elżbieta Bieńkowska, l’Europe est en train de devenir un géant de l’espace sur le plan politique. Elle seule a le poids et les moyens pour boxer dans la même catégorie que Washington, Pékin et Moscou. Ce sera l'un des débats du Paris Air Forum qui se tiendra le 16 juin à la Maison de la Chimie en présence de Tomasz Husak, chef de cabinet de la commissaire européenne au marché intérieur et à l'industrie, de Jean-Yves Le Gall, président du CNES, et de Jean-Loïc Galle, PDG de Thales Alenia Space et président d’Eurospace.

Inéluctablement, Bruxelles va devenir l'une des plus grandes puissances spatiales mondiales aux côtés de Washington, Pékin et Moscou. Une révolution? Non, plus surement une évolution qui va dans le sens de l'histoire. Mais il fallait d'abord que la Commission européenne en prenne conscience et surtout se décide à piloter vraiment la politique spatiale européenne pour ne pas rester qu'un simple carnet de chèques au profit de l'ESA (Agence spatiale européenne). Et comme très souvent, le changement ne peut venir que d'une personnalité forte, capable de faire bouger les blocs. Dans le cas présent, c'est la commissaire européenne au marché intérieur et à l'industrie, la polonaise Elżbieta Ewa Bieńkowska, qui a pris le taureau par les cornes jugeant le spatial stratégique pour l'Europe.

"Les applications spatiales changent notre vie, notre économie et notre industrie. L'espace est un secteur industriel clé dans l'économie européenne, et un atout stratégique favorisant l'indépendance d'action de l'Europe sur l'échiquier mondial", avait expliqué en octobre 2016 la commissaire européenne. En outre, elle considère que seule l'Europe est capable de lancer des programmes majeurs emblématiques comme Galileo. "Aucun pays européen n'aurait pu à lui seul réussir cet exploit", avait-elle affirmé en décembre dernier lors de la mise en service partielle du système mondial de radionavigation par satellite de l'Europe. "L'Union s'est progressivement muée en principale force d'impulsion politique du spatial européen, aux côtés de l'Agence spatiale européenne et des Etats membres", confirme le président du CNES, Jean-Yves Le Gall. Cette dynamique a culminé avec l'adoption en octobre 2016 d'une stratégie spatiale pour l'Europe".

Un match ESA/UE?

La révolution de velours a été officiellement lancée le 26 octobre dernier avec la publication de la stratégie spatiale européenne. Un domaine jusqu'ici réservé à l'ESA avec qui la Commission entretient des relations d'un grand pragmatisme en raison des coopérations programmatiques mais qui se sont compliquées, voire complexifiées, au fil de la montée en puissance de Bruxelles sur les questions spatiales. "La co-intervention de la Commission européenne et de l'ESA reste un sujet sensible et parfois source de tensions", confirme la Cour des Comptes.

Ainsi, sur les horloges atomiques en panne sur la constellation Galileo, l'ESA a par exemple clairement tenté de minimiser, voire de cacher à la Commission l'étendue du problème. Ce qui a particulièrement tendu les relations entre l'ESA et l'entourage de la commissaire censés pourtant travailler main dans la main. "Nous surveillons de près la situation, avait expliqué en janvier à Bruxelles Elżbieta Ewa Bieńkowska, agacée. Du coup, elle avait décidé "de mettre en place un groupe de pilotage présidé par la Commission, avec les industriels et l'ESA pour examiner la situation, la stratégie à suivre et les recommandations industrielles afin d'éviter la répétition d'une telle situation à l'avenir". Bang sur les mains de l'ESA...

Pourquoi ces tensions entre les deux? Outre bien sûr des problèmes d'ego, il existe des dysfonctionnements liés aux règles d'attribution des marchés complètement contradictoires entre l'UE et l'ESA. "La difficulté, explique la Cour des Comptes, tient notamment à ce que, malgré la maîtrise d'ouvrage globale d'un programme comme Copernicus confiée à la Commission européenne, le financement de la composante spatiale (qui représente plus de 75 % de l'investissement total) reste éclaté entre l'Union européenne et l'ESA".

Apportant de l'ordre de 900 millions d'euros sur un budget de 5,5 milliards d'euros pour la période 2014-2020 sur ce programme, l'ESA conduit selon ses propres règles, des projets de développement spécifiques. "Il s'ensuit notamment que son principe du juste retour industriel va continuer de s'appliquer concurremment aux règles d'attribution des marchés appliquées par la Commission, compliquant les relations entre la Commission et l'Agence et rendant plus difficile l'optimisation des appels d'offres auprès des industriels", note la Cour des comptes.

Un graphique de notre partenaire Statista

Une vision stratégique

A travers ce document, Bruxelles propose une série d'actions afin de permettre aux Européens de tirer pleinement parti des avantages qu'offre l'espace, de créer un écosystème idéal pour la croissance des start-up dans le domaine spatial et d'accroître sa part sur les marchés spatiaux mondiaux. Surtout, ce document est une arme en vue de "promouvoir sa position d'acteur de premier plan de l'Europe dans l'espace". Car en tant qu'acteur mondial, l'Europe revendique sa place à la table des grandes nations spatiales.

Car Elżbieta Ewa Bieńkowska estime qu'aucun Etat membre ne peut le faire à sa place. Bruxelles souhaite goûter au parfum de la souveraineté et de l'autonomie de décision en s'assurant de son accès à l'espace (lanceur). "La stratégie place surtout l'Union au cœur des enjeux internationaux, prenant acte de la double menace concurrentielle posée par les émergents, au premier rang desquels se placent la Chine et l'Inde et par la révolution du NewSpace aux Etats-Unis", décrypte jean-Yves Le Gall.

Par ailleurs, Bruxelles souhaite également préserver une industrie européenne, voire une base industrielle et technologique dans le domaine de l'espace à l'échelle européenne, notamment dans les composants spatiaux critiques. Avec l'objectif de rester ou de devenir indépendant sur le plan technologique des autres puissances spatiales. "Equilibré et ambitieux, le document entend faire de l'Union un acteur spatial complet couvrant tout le spectre des activités spatiales, de la R&D aux applications, en passant par l'accès à l'espace et la défense", résume Jean-Yves Le Gall.

Bruxelles ne part pas de zéro

La Commission ne part pas de zéro pour conquérir le leadership spatial. Ainsi l'Union européenne (UE) doit investir 12 milliards d'euros sur la période 2014-2020 pour développer des projets spatiaux emblématiques comme Galileo/Egnos et Copernicus. Le système de navigation par satellite de l'Europe est partiellement opérationnel depuis fin 2016. Extrêmement précis, ce système permet à l'Europe d'affirmer son autonomie stratégique, en particulier par rapport au GPS américain.

 "L'offre de services initiaux de Galileo est une avancée majeure pour l'Europe et le premier aboutissement de notre récente stratégie spatiale", avait d'ailleurs souligné fin décembre Elżbieta Ewa Bieńkowska. Début janvier à Bruxelles, elle se félicitait : "l'Europe est là. Nous avons rejoint le club fermé des fournisseurs de services de navigation".

Le système européen de navigation par recouvrement géostationnaire (EGNOS) fournit quant à lui des services de navigation de sauvegarde de la vie aux utilisateurs maritimes, terrestres et de l'aviation dans la plus grande partie de l'Europe. Ces deux programmes de radionavigation européens (Galileo et EGNOS) vont coûter sur la période 1994-2020, "plus de 13 milliards d'euros, dont 2,45 milliards" pour la France, selon des estimations de la Cour des comptes.

Par ailleurs, le programme Copernicus (8,4 milliards d'euros dont 1,5 milliard à la charge de la France), l'un des principaux fournisseurs de données d'observation de la terre à travers le monde, contribue déjà à sauver des vies en mer, améliore la réactivité des secours après des catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre, les incendies de forêt ou les inondations, et permet aux agriculteurs de mieux gérer leurs cultures. Copernicus a par exemple aidé à la gestion des inondations de juin 2013 en Europe centrale, ou au calcul de scénarios de marée noire lors du naufrage du navire Costa Concordia en janvier 2012. Comme quoi l'Europe spatiale est loin d'être inutile...