Guerre dans l'espace : pourquoi la France doit massivement investir (2/3)

Par Michel Cabirol  |   |  2137  mots
"Washington ne renie pas l'éventualité d'une guerre dans l'espace sur le principe de la légitime défense et via l'introduction implicite de la notion de frappe préventive", observe le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) dans son ouvrage Chocs futurs. (Crédits : © NASA NASA / Reuters)
Dans l'espace, la menace est omniprésente. Elle pèse de plus en plus fortement sur les opérations des armées. La France doit continuer à s'armer pour faire face à l'arsenalisation de l'espace.

Le poids et le choc des mots. "Si nous perdons la guerre dans l'espace, nous perdrons la guerre tout court", a estimé en octobre à l'Assemblée nationale le chef d'état-major de l'armée de l'air (CEMAA), le général Philippe Lavigne. Tout est dit. Dans l'espace, la menace est aujourd'hui multiple et omniprésente : armes antisatellites, dont les armes à effet dirigé (laser notamment), espionnage, brouillage, cyber... L'espace est bel et bien devenu depuis plusieurs années un théâtre de conflictualités et un enjeu stratégique majeur. Son "arsenalisation", qui était crainte par la France et d'autres nations, se renforce d'année en année de façon discrète mais très fortement. La sécurité spatiale ressemble de plus en plus à la course aux armements nucléaires du début de la Guerre Froide...

Les Etats puissances, qui maîtrisent les technologies spatiales, principalement les Etats-Unis, la Chine et la Russie, mènent dans l'espace une guerre silencieuse mais stratégique pour dominer leurs adversaires ... et le monde. Mais pas seulement. Car l'irruption du New Space permet, à travers le concept de l'espace low cost, de faire accéder certaines nations à des projets spatiaux, notamment dans l'observation de la Terre. "Cela réduit l'écart technologique et opérationnel entre les vieilles nations spatiales et les émergentes qui entrent dans l'espace via les technologies civiles bas-coûts", explique un observateur.

Pékin et Washington lancent officiellement les hostilités

Mais avant cette guerre silencieuse, il y a eu deux événements mondiaux majeurs. La Chine d'abord, puis les Etats-Unis, ont envoyé un message clair et sans équivoque à l'ensemble des pays ayant des satellites. En janvier 2007, les Chinois ont réussi des tirs de missiles antisatellites à basse altitude (800 km d'altitude) et ont détruit un vieux  satellite météorologique, Fengyun 1C, par impact cinétique. Ce qui a d'ailleurs provoqué une multitude de débris spatiaux très dangereux pour tous les satellites en opération sur cette orbite.

En février 2008, les Etats-Unis ont bien sûr répondu à la Chine mais plus proprement en limitant les risques de pollution des orbites opérationnelles. Ils n'ont pas moins pulvérisé à 247 km d'altitude le satellite USA 193 en voie de désorbitation par un SM-3 Block 1, tiré du croiseur lance-missiles, l'USS Lake Erie. La guerre de l'espace était officiellement lancée. Quelques mois plus tard, le chef d'état-major de l'armée de l'air chinoise estimait "historiquement inévitable" une compétition entre forces armées dans l'espace et jugeait "impératif" que la Chine y développe des moyens offensifs et défensifs. De son côté, les Etats-Unis, après avoir défendu le concept d'espace sanctuarisé, sont aujourd'hui plus belliqueux avec leurs concepts de "Space control" et de "Space dominance", qui caractérisent leur doctrine militaire spatiale.

"Washington ne renie pas l'éventualité d'une guerre dans l'espace sur le principe de la légitime défense et via l'introduction implicite de la notion de frappe préventive", observe le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) dans son ouvrage Chocs futurs.

De plus en plus de "sous-marins spatiaux"

A compter de ces deux opérations de destruction, l'espace est donc devenu un véritable théâtre d'opérations. Il l'était déjà avant mais, avec la destruction par effet cinétique des deux satellites, les militaires ont enfin pris la mesure de la menace. Le commandement interarmées de l'espace (CIE), qui relève du chef d'Etat-major des armées, a d'ailleurs été créé le 1er juillet 2010. Le politique aussi en a pris pleinement conscience. "Le domaine spatial est aujourd'hui essentiel pour nos opérations, avait affirmé le 13 juillet dernier Emmanuel Macron dans les jardins de l'Hôtel de Brienne. Par les incroyables potentialités qu'il offre, mais également par la conflictualité qu'il suscite, l'espace est un véritable enjeu de sécurité nationale".

Au-delà de ces deux événements chocs, les Etats puissances se livrent une guerre plus discrète mais pas moins spectaculaire par le niveau technologique qu'il exige. "Les stratégies de contestation ou de déni d'accès prennent des formes nouvelles, avait expliqué en décembre 2017 l'ancien commandant interarmées de l'espace, le général Jean-Pascal Breton. Outre le développement d'armes à effet dirigé, capables de dégrader les performances de nos moyens, la maîtrise de la technique de rendez-vous dans l'espace permet de venir à proximité de capacités spatiales d'autres pays sur l'ensemble des orbites".  Environ 2% des objets spatiaux du catalogue du COSMOS (Centre opérationnel de surveillance des objets spatiaux), qui assure le suivi et établit le catalogue des objets spatiaux en orbite, sont "des inconnus avérés", avait pour sa part révélé lors d'un point presse en novembre 2017, le lieutenant-colonel Thierry Cattaneo, commandant du COSMOS.

"Ce sont des objets qui sont là et sur lesquels personne ne communique mais dont nous avons la connaissance uniquement grâce à l'exploitation du système GRAVES. Ce sont des sous-marins spatiaux, des objets qui par nature et par mission doivent rester discrets. Donc ils fondent un intérêt militaire certain", avait alors expliqué le commandant du COSMOS.

Observateur aguerri de la guerre spatiale, le lieutenant-colonel Thierry Cattaneo avait confirmé la "multiplication des activités suspectes" dans l'espace. Et de donner des exemples précis : il y a "des satellites qui devraient être géostationnaires et dont on voit qu'ils ne le sont pas, des apparitions de drones spatiaux comme l'X37B américain, des manœuvres de rendez-vous sur des satellites non-coopérants menées par la Chine, les Etats-Unis, la Russie".  Des opérations militaires principalement, dont le rendez-vous en orbite du satellite chinois Shijuan 15 en mai-août 2014. Les fameux cargos de l'espace (Space Tug), qui ont une logique commerciale de ravitaillement et de réparation des satellites, peuvent tout aussi dégrader un satellite cible. Tout l'enjeu du COSMOS, créé seulement en 2014 et sous la tutelle de l'armée de l'air française, est d'analyser la nature accidentelle, provoquée ou naturelle de l'événement spatial afin de pouvoir alimenter toute la chaîne décisionnelle et politique.

C'est d'ailleurs comme cela que Florence Parly a révélé en septembre dernier l'espionnage d'un satellite français par un autre de nationalité étrangère. Plus précisément, la ministre des Armées a pour la première fois donné officiellement un exemple précis d'espionnage d'un satellite de télécoms franco-italien, Athena-Fidus par le satellite russe Louch-Olymp. Ces actes d'espionnage dans l'espace ne sont pas nouveaux. L'armée de l'air française a reconnu avoir identifié en 2012, puis 2013 et, enfin, en 2015, des engins spatiaux qui se sont approchés de satellites militaires français. Ces satellites sont d'ailleurs restés à leur contact pendant une période relativement longue.  Très certainement pour les écouter. "Plusieurs de nos satellites ont ainsi été approchés par des objets de type satellites inspecteurs", avait confirmé le général Jean-Pascal Breton.

Un vrai danger pour les opérations des armées

Le domaine spatial est vital pour les opérations des armées et leur réussite. Toutes les missions ou presque de l'armée française, durant lesquelles elle a utilisé des missiles, en particulier provenant des avions, ont utilisé le système GPS. Seules certaines missions très spécifiques et d'un domaine réservé (nucléaire) se sont affranchis du système spatial américain. En Syrie, par exemple, des moyens de guerre électronique brouillent les armements guidés par GPS et les systèmes d'armes et de navigation des avions français, a récemment constaté le chef d'état-major de l'armée de l'air, le général Philippe Lavigne.

"Nous avons bien pris en compte cette menace lors de la préparation du raid Hamilton (les forces françaises, avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, ont frappé plusieurs sites en Syrie en avril, ndlr). Si nous n'y prenons pas garde, j'estime qu'il existe un vrai risque de nous trouver privés de notre liberté d'action, et même de voir certains rapports de force s'inverser", a averti le général Lavigne.

Le président du CNES, Jean-Yves Le Gall a rappelé que la France "ne sait pas se protéger d'un satellite étranger qui viendrait fureter à proximité" des satellites français. Certes on peut se durcir : protection contre les tirs laser, mesures de cyber sécurité, etc". Mais face à des satellites qui seraient vraiment hostiles, "nous serions assez démunis", a-t-il constaté.

"Un satellite portant une charge explosive pourrait détruire l'un de nos satellites, a souligné le président du CNES. L'honnêteté force à dire que nous avons connu dans l'histoire récente quelques arrêts inexpliqués de satellites. Les plus indulgents mettent en cause l'action d'un ion lourd ou d'une micrométéorite, d'autres personnes pensent qu'il y a autre chose, mais il est difficile de le savoir..."

Renouvellement des capacités spatiales françaises

Florence Parly a de la chance. Il en faut aussi quand on est ministre. La ministre des Armées va bénéficier à partir de 2018 d'un renouvellement quasiment complet des capacités spatiales militaires françaises. Huit satellites actuels vont être remplacés par huit nouveaux dans les prochaines années. Pour autant, la France n'a pas encore franchi le pas d'armer ses satellites. "La France est très prudente, car elle ne veut pas d'une arsenalisation de l'espace - nous savons qu'un certain nombre de puissances y réfléchissent de leur côté -, mais soyez bien persuadés que nous continuerons d'accorder une importance croissante à ce domaine et à développer les moyens nous permettant de protéger nos satellites", a expliqué en octobre à l'Assemblée nationale le chef d'état-major des armées, le général François Lecointre.

Grâce à son centre militaire d'observation par satellite, l'armée de l'air garantit la fourniture de l'imagerie satellitaire au profit de l'ensemble du ministère, selon les priorités fixées dans les besoins en renseignement ou en produits géographiques. En 2016, les armées ont acquis 45.883 images de toute nature, soit environ 10 % de plus que l'année précédente. Les besoins en la matière vont croissant, en particulier en raison du niveau d'engagement des militaires français dans le monde. Cent vingt images par jour en moyenne ont été prises sur toute la surface du globe.

La France dans le peloton de tête en matière de renseignement

La France va se doter du nec plus ultra en matière de renseignement. Le système spatial CERES (Capacité de renseignement électromagnétique d'origine Spatiale) avec ses trois satellites, donnera aux forces armées une cartographie exhaustive des activités électromagnétiques globales.Clairement, ces satellites vont permettre à la France de maîtriser les systèmes de télécoms et de radars ennemis. Il sera mis en service fin 2020.

Dans le domaine de l'observation spatiale, les deux satellites militaires Helios 2, lancés en 2004 et 2009, et les deux satellites Pléiades lancés en 2011 et 2012, permettant d'observer de jour et de nuit (infrarouge), seront remplacés par trois satellites CSO (Composante spatiale optique). Ces trois satellites apporteront des améliorations significatives en termes de précision, de qualité, de temps de revisite par rapport aux satellites Helios. D'une durée de vie théorique de l'ordre de dix ans, ces satellites, qui permettent l'acquisition d'image à très haute résolution, seront lancés en 2018 (mi-décembre), en 2020, puis en 2021. Les capacités de renseignement dans le domaine spatial seront complètement renouvelées. Et tous les programmes de renouvellement de ces capacités de renseignement seront lancés dès 2023.

En matière de télécoms, le ministère des Armées prépare le programme Syracuse 4, qui est un système de communications sécurisées. Il doit permettre le maintien de la permanence des communications sur le territoire national et avec des zones prioritaires d'intérêt, ainsi qu'avec les bâtiments à la mer, en tout temps (paix, crises ou catastrophe majeure). Le programme comprend la réalisation de deux satellites qui remplaceront, à horizons 2021-2023, les satellites Syracuse 3A et Syracuse 3B actuellement en orbite

Enfin, dans le domaine de la surveillance de l'espace exo-atmosphérique, les moyens de veille des orbites basses GRAVES (Grand réseau adapté à la veille spatiale) et SATAM (Système d'acquisition et de trajectographie des avions et des munitions) seront modernisés en priorité, bénéficiant des opportunités de coopération européenne en la matière, et le système d'informations spatiales (SIS) sera amélioré. Il renforcera ainsi la capacité d'élaboration de la situation spatiale.