De Pinault à Frérot, la rocambolesque saga de la Chapelle Darblay

En rachetant la papeterie Chapelle Darblay pour la revendre immédiatement au groupe Veolia présidé par Antoine Frerot, la Métropole de Rouen écrit un nouveau chapitre de la saga mouvementée de cette usine née dans l’entre-deux guerres. Une histoire émaillée de conflits sociaux mémorables et d’interventionnisme d’Etat dans laquelle on retrouve les noms de Laurent Fabius, d’Alain Madelin, de feu Roland Leroy mais aussi de François Pinault qui doit à la « Chap Pap » une partie de sa fortune. Retour arrière.
Mardi 10 mai, Nicolas Mayer Rossignol, président de la Métropole de Rouen, remet les clefs de la papeterie Chapelle Darblay à Jean-François Nogrette, DG de Veolia France. En arrière plan, une partie des installations qui occupent 33 hectares.
Mardi 10 mai, Nicolas Mayer Rossignol, président de la Métropole de Rouen, remet les clefs de la papeterie Chapelle Darblay à Jean-François Nogrette, DG de Veolia France. En arrière plan, une partie des installations qui occupent 33 hectares. (Crédits : Métropole Rouen Normandie)

L'histoire débute à la fin des Années folles avec la création -grâce aux dommages de guerre- de deux papeteries de part et d'autre de la Seine dans des communes ouvrières de la banlieue rouennaise : Grand-Couronne et Saint-Étienne-du-Rouvray. Leur emplacement ne doit rien au hasard. Le port dispense à foison la matière première: le bois mais aussi le kaolin, indispensable à la production. Les affaires sont florissantes durant les premières décennies. Les installations modernes, adossées à des centrales électriques parmi les plus puissantes de France, fournissent la gloutonne région parisienne en papier et exportent. Partiellement bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale, elles repartent de plus belle à sa suite. En mai 68, les deux usines fusionnent pour donner naissance à la Chapelle Darblay. Situées dans ce que l'on appelait à l'époque la « ceinture rouge » de Rouen la bourgeoise, elles deviennent des bastions du syndicalisme. La CGT ultra dominante y obtient des acquis sociaux importants.

Le navire prend l'eau

Les choses se gâtent à partir des années 1970. Pendant que ses concurrents canadiens et scandinaves se modernisent et gagnent du terrain, la Chap Pap néglige de réinvestir ses bénéfices pour renouveler l'outil de production de Grand-Couronne qui date du début du siècle. La rentabilité s'érode et les dettes s'accumulent. L'Etat actionnaire à hauteur de 30% dépense des dizaines de millions de francs pour lui permettre de boucler ses fins de mois. Las ! En 1980, lestée d'un passif de plus d'un million de francs, l'entreprise dépose le bilan mais le gouvernement ne se résoudra jamais à la liquidation judiciaire. Difficile de lâcher un groupe de 2.000 salariés qui alimente tous les grands quotidiens en papier journal. Qui plus est, au lendemain de l'élection de François Mitterrand.

Mitterrand élu, Fabius entre en scène

La Chapelle Darblay est maintenue en vie sous perfusion, mais son avenir reste incertain. C'est alors que Laurent Fabius, député de la circonscription, entre en scène. La pression est forte sur le jeune ministre des Finances, qui reste sourd aux demandes de nationalisation émanant des syndicats, pour se mettre en quête d'un repreneur. Aucun français ne frappant à la porte, celui qui deviendra Premier ministre appelle à la rescousse en 1983 un papetier hollandais à capitaux publics du nom Parenco. L'ordonnance que celui-ci prescrit est douloureuse : plus de 1.400 suppressions d'emplois et la fermeture de l'usine de Grand-Couronne. Un véritable casus belli pour la CGT qui va s'engager dans un bras de fer mémorable avec le soutien d'une partie de la classe politique, à commencer par l'influent Roland Leroy, directeur de L'Humanité et député communiste de Seine-Maritime.

Trois mois d'occupation

« N'oublions pas le contexte politique de l'époque qui est celui d'un gouvernement d'union de la gauche de l'après-81 marqués par la présence de ministres communistes pour la première fois depuis 1947 », rappelle Gilles Pichavant, secrétaire à l'époque de l'Institut d'histoire sociale de la CGT (IHS-CGT) et un des très bons connaisseurs du dossier. Pendant trois mois, les salariés emmenés par la CGT vont occuper les deux sites, allant jusqu'à relancer la fabrication sous l'œil des CRS et des journalistes, que l'affaire passionne. La mobilisation, d'une ampleur inédite, finit par payer. En 1984, Laurent Fabius dégaine un nouveau plan qui sauvegarde les usines et accorde à l'entreprise une aide salvatrice de plus de 3 milliards de francs en subventions et prêts divers. Il confie les clef de l'entreprise à John Kila, spécialiste néerlandais du papier : un individu « peu diplomate au management brutal » (l'AFP dixit).

Madelin ferme le robinet

Kila reprend la société à titre personnel avec un apport minime suscitant l'étonnement de la Cour des Comptes. « Un homme seul se voit confier près de trois milliards de francs pour reprendre mille salariés », commente le journaliste François de Closets à l'époque. Grâce à la générosité du soutien public, les papeteries sont modernisées. C'est au cours de cette période que leurs équipes mettront au point la technologie du recyclage encore en vigueur aujourd'hui. Mais John Kila ne parvient pas à les remettre sur le chemin de la rentabilité. Le dossier traîne en longueur. « Il donne des cauchemars à tous les ministres de l'Industrie depuis dix ans », écrit Éric Walther dans le Nouvel Obs.  En 1987, coup de théâtre. Alain Madelin, ministre des Finances de la première cohabitation, refuse de verser le reliquat des aides promises par son prédécesseur socialiste. « L'autoroute des subventions est coupée », tranche-t-il. La décision acte le départ du néerlandais.

Le coup de maître de François Pinault

Madelin propose alors la location-gérance au papetier canadien Cascades associé à l'homme d'affaires François Pinault qui commence tout juste à faire parler de lui en rachetant des sociétés en fâcheuse posture. Le duo dépose le bilan trois semaines plus tard disant avoir découvert des créances douteuses, mais Pinault reste dans le paysage. L'industriel breton met la main sur la holding Chapelle Darblay en 1988 grâce à un prêt du Crédit Lyonnais. Il la revendra en 1990 aux groupes scandinaves Stora et Kymmene réalisant au passage une confortable plus-value de plus de 420 millions de francs. L'Huma crie au scandale : « Deux ans après l'avoir repris, l'affairiste Pinault vient de revendre l'affaire. » L'intéressé utilisera ses bénéfices pour entrer au capital de la CFAO, géant du négoce international.

La roue tourne à nouveau

Scindé en deux, le groupe Chapelle Darblay passera ensuite entre plusieurs mains, toutes étrangères. Transformée en cartonnerie, la papeterie de Saint-Etienne-du-Rouvray est aujourd'hui propriété du britannique DS Smith. Hier "capitale française du papier journal" comme l'affirmait son slogan des années 1980, le site de Grand-Couronne  sauve sa peau in extremis, là encore grâce à l'intervention de la puissance publique et de la mobilisation d'un ex-poulain de... Laurent Fabius : Nicolas Mayer Rossignol, président de la Métropole de Rouen. Rachetée au finlandais UPM (ex-UPM-Kymmene) pour un peu moins de 10 millions d'euros par la métropole (qui l'avait préemptée), l'usine vient d'être revendue dans la même journée au groupe Veolia associé au fabricant de pâte à papier Fibre Excellence. Le consortium promet un investissement de 120 millions d'euros pour la repositionner sur la fabrication de carton ondulé recyclé pour l'emballage.

Lors de la remise officielle des clefs à Jean-François Nogrette, patron de Veolia France, ce mardi, Cyril Briffault, l'un des trois syndicalistes à l'origine du sauvetage de la papeterie, arborait un tee-shirt où l'on pouvait lire : « Chapelle Darblay : en route vers les 100 ans !» La suite de cette rocambolesque histoire reste à écrire.

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Commentaire 1
à écrit le 11/05/2022 à 14:51
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Pour l'historique avec Pinault, merci à son grand ami Chirac qui lui a mis le pied à l'étrier en lui accordant à l'époque 500 millions de francs de bon argent public pour renflouer La Chapelle Darblay.

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