Cryptomonnaies : la folle course en avant de leur consommation électrique

Par Dominique Pialot  |   |  1212  mots
(Crédits : DR)
Aussi variées soient-elles, les évaluations de la consommation électrique des cryptomonnaies, effectuées par des chercheurs et présentées par France Stratégie le 4 juin dernier, sont affolantes. Estimée aujourd’hui à 0,3% de la consommation mondiale, la quantité d’électricité engloutie pour leur minage affiche une courbe exponentielle. Et on voit mal comment cette tendance pourrait s’inverser.

Ce 7 juin 2018 ne correspond encore à rien de plus qu'une proposition émise par l'association Paypite, première cryptomonnaie francophone, pour créer une journée mondiale destinée à mieux faire connaître les cryptomonnaies auprès du grand public du monde entier. Mais une chose est certaine, journée mondiale ou pas, c'est un sujet dont on devrait parler de plus en plus fréquemment. Notamment sous l'angle de leur consommation électrique, littéralement affolante.

« Les mineurs - de cryptomonnaies - sont prêts à dépenser presque autant que ce qu'ils gagnent », affirme Jean-Paul Delahaye, professeur émérite à l'Université de Lille et chercheur au centre de recherche en informatique, signal et automatique de Lille, qui s'est livré pour France Stratégie à une estimation de la consommation liée à ce procédé sur lequel repose la création de monnaies numériques. Le minage permet de sécuriser la monnaie grâce aux calculs mathématiques effectués par les mineurs, qui reçoivent en récompense de leurs services les bitcoins nouvellement créés ainsi que les frais des transactions qu'ils confirment. Le chercheur affirme que cette consommation varierait de façon quasi proportionnelle au cours de la monnaie. Ainsi, quand le cours du bitcoin a été multiplié par 14 au cours de l'année 2017, la consommation électrique liée au minage a été multipliée par 10.

Multiplier le cours du bitcoin par 50 pour rattraper l'or

Jean-Paul Delahaye a réalisé deux calculs avec des hypothèses variables quant à l'évolution du cours du bitcoin et des prix de l'électricité, qui aboutissent à des consommations annuelles entre 30 et 100 TWh.

Ses calculs ne tiennent pas compte de la part exacte des dépenses de l'usine de minage dédiée à sa consommation électrique ni de l'efficacité de cette usine. À l'inverse, elle ne prend pas non plus en compte l'électricité « grise » dépensée pour fabriquer les outils de minage.

Jean-Paul Delahaye tient par ailleurs à rappeler quelques ordres de grandeur. Pour certains, le bitcoin serait le nouvel or du XXIe siècle. Mais la valeur de l'or en circulation s'établit entre 6.000 et 8.000 milliards de dollars, quand les 17 millions de bitcoins émis, au cours actuel de 7.500 dollars, ne représentent qu'une valeur de 127 milliards de dollars. Pour s'approcher de la valeur de l'or, il faudrait donc multiplier le cours par 50, ce qui aurait pour effet mécanique, selon le chercheur, de multiplier d'autant la consommation électrique liée au minage, qui s'établirait alors entre 1.500 et 5.000 TWh. À comparer avec une consommation annuelle des data centers de Google de 3 à 6 TWh, et une consommation mondiale totale de 24.000 TWh. À la différence du bitcoin, pour lequel le minage est indispensable pour le prémunir des attaques, l'or n'a besoin d'aucune protection pour avoir de la valeur, souligne-t-il encore.

Certes, le bitcoin est soumis au « halving », qui consiste à en diviser par deux la quantité en circulation. Mais le prochain (et troisième depuis la création du bitcoin en 2009) halving ne devrait intervenir qu'en 2020. Le rythme prévu, de tous les 4 ans, serait bien trop lent selon Jean-Paul Delahaye pour éviter ces dérives, imputables aux « preuves de travail » sur lesquelles sont aujourd'hui fondées la plupart des cryptomonnaies.

Une consommation plancher de 30 TWh par an pour le seul bitcoin

Un autre calcul, mené par un autre chercheur en mars 2017, aboutissait à une consommation nettement inférieure de située dans une fourchette entre 4,12 et 4,13 TWh par an. Mais, observe Jean-Paul Delahaye, la puissance du réseau ayant été multipliée par 10 depuis, il convient d'en faire autant avec cette estimation, quand bien même les outils de minage auraient un peu gagné en efficacité.

Surtout, il tient à partager un troisième calcul consistant à évaluer la consommation minimum du minage, à partir de la puissance du réseau en gigahash (c'est-à-dire sa capacité de minage), de l'efficacité électrique de la machine la plus performante du marché et de la quantité d'outils (2 millions) nécessaires pour miner le volume de bitcoins en circulation. Cette méthode, insiste le chercheur, permet de faire le calcul indépendamment de toute hypothèse de coûts de l'électricité, de cours du bitcoin et de part des dépenses de l'usine consacrée à la consommation électrique. Ce calcul aboutit à une consommation de 30,9 TWh, en ligne avec sa propre hypothèse la plus optimiste.

Ce qui lui permet de conclure que « ces différentes évaluations sont convergentes » et qu' « il est faux de prétendre qu'il est impossible d'évaluer la consommation électrique des cryptomonnaies ». Le bitcoin représentant (en capitalisation) environ 40% de la totalité des cryptomonnaies en circulation, on peut selon lui multiplier ce résultat par 1,5 ou 2 pour estimer la consommation totale. Par ailleurs, à la dépense électrique liée au minage stricto sensu s'ajoute celle du refroidissement de ces outils, évaluée à 5 à 20% de la puissance de calcul.

Preuves d'enjeu contre preuves de travail

Face à ces résultats, Jean-Paul Delahaye souligne la nécessité de mieux comprendre comment fonctionnent les « preuves d'enjeu ». Cette solution alternative aux « preuves de travail », nettement moins énergivore mais aujourd'hui considérée comme moins sécurisante pour la monnaie, permettrait de pouvoir abandonner les preuves de travail avant que les politiques ne l'imposent. En effet, les cryptomonnaies fondées sur des « preuves de travail » subissent déjà des rejets comme c'est le cas au Québec, où une partie des mineurs chinois envisagent de relocaliser leurs outils.

Julien Prat, chargé de recherche CNRS rattaché au CREST et professeur chargé de cours à polytechnique, s'est également livré à ses propres calculs, sur la base d'une modélisation dynamique du lien entre la dépense électrique et le cours du bitcoin. L'investissement consenti dans les outils de minage étant irréversible et le retour sur investissement risqué en raison d'un cours volatil, les mineurs n'investissent qu'à partir d'un certain seuil.

« En réalité, le puissance du réseau est donc liée au prix maximum atteint par la monnaie dans le passé », explique Julien Prat.

La durée de vie moyenne d'une machine est de 2,6 ans, pendant lesquels 1.000 euros sont consacrés à l'achat de la machine et 600 euros à sa consommation. Le chercheur parvient à une consommation annuelle située dans une fourchette de 30 à 60 TWh. Mais en cas de ralentissement du progrès technologique, la part consacrée à la dépense en énergie augmenterait. Aussi, même à cours constant, la consommation serait dans ces conditions de 30% supérieure.

Défaut de gouvernance congénital

« Il s'agit avant tout d'un problème de calibrage », affirme Julien Prat, observant que l'électricité consommée est le plus souvent de l'électricité fatale ou en surproduction, notamment à proximité de barrages hydrauliques. Satoshi Nakamoto, le concepteur du bitcoin, a prévu une récompense de 12,5 bitcoins par bloc, qui se révèle selon lui beaucoup trop importante. En théorie, il conviendrait donc de le recalibrer.

« Mais le philosophie du bitcoin, rappelle-t-il, c'est que tout est dans la machine ; il n'y a pas d'autorité centrale et on ne doit pas intervenir dans le protocole. »

Il faudrait donc voter pour modifier les règles du jeu, mais comme ce seraient les mineurs qui voteraient, ils n'opteraient certainement pas pour une décision qui les mettrait en difficulté.

Un problème de gouvernance qui pourrait augurer d'autres dérives...