Malgré le coup de pression de Le Maire, TotalEnergies reste actionnaire du russe Novatek

Par Jérôme Cristiani  |   |  1432  mots
Sur FranceInfo ce matin, Bruno Le Maire a clairement mis en cause les activités des géants français TotalEnergies et Engie en Russie, déclarant qu'il y a désormais un « problème de principe à travailler avec toute personnalité politique ou économique proche du pouvoir russe ». (Crédits : Reuters)
Le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a, ce matin sur franceinfo, pointé le problème éthique que soulevait la présence de grandes sociétés françaises comme TotalEnergies et Engie au capital d'entreprises d'hydrocarbures russes en temps de guerre.

Le dogme du « business as usual » a du plomb dans l'aile quand les bombes pleuvent sur les populations civiles. Ce matin, sur FranceInfo, Bruno Le Maire le ministre de l'Économie, a braqué les projecteurs sur deux grandes fournisseurs d'énergie français, TotalEnergies et Engie, pointant le problème éthique que constitue le maintien de relations commerciales avec la Russie alors que celle-ci agresse militairement son voisin ukrainien. Particulièrement mise en cause: la continuité de la participation au capital d'entreprises russes, la poursuite des programmes d'investissement et des collaborations industrielles avec ces sociétés pas seulement à l'international mais y compris sur le territoire russe, alors que le camp occidental cherche à paralyser l'économie russe par tous les moyens.

Participer à l'endiguement de la Russie, une action collective

Sur FranceInfo ce matin, Bruno Le Maire a clairement mis en cause les activités des géants français TotalEnergies et Engie en Russie, déclarant qu'il y a désormais un « problème de principe à travailler avec toute personnalité politique ou économique proche du pouvoir russe ».

« Je vais en discuter avec le président de Total, Patrick Pouyanné, avec la directrice générale d'Engie, Catherine McGregor », a indiqué le ministre français de l'Économie sur Franceinfo.

L'exécutif français semble donc en train de prier ses grands industriels de participer, eux aussi, au mouvement quasi mondial d'endiguement de la Russie qui implique la participation active -sinon unanime- de tous les acteurs bancaires, financiers (on le voit avec le débranchement de la Russie du système Swift) mais aussi industriels.

Le ministre de l'Économie pense qu'avec ces deux grands énergéticiens des « décisions (pourront être prises) ensemble dans les jours qui viennent », insistant sur « la conscience aiguë de la gravité de la situation » qu'a montré le président du groupe français, Patrick Pouyanné, sur ce sujet.

Très vite, en fin de matinée, le groupe pétrolier français a ainsi fait savoir, par voie de communiqué et de tweet (ci-dessous), qu' « il n'apportera plus de capital à de nouveaux projets en Russie » en pleine guerre avec l'Ukraine.

En tête de cette courte mais percutante déclaration de cinq paragraphes, le pétrolier français  « condamne l'agression militaire de la Russie envers l'Ukraine qui a des conséquences tragiques pour les populations et menace l'Europe ».

Au plan humanitaire, le groupe assure aussi qu'il va "se mobiliser pour fournir du carburant aux autorités ukrainiennes et de l'aide aux réfugiés ukrainiens en Europe".

En fonçant le clou, TotalEnergies affirme approuver « l'étendue et la force des sanctions mises en place par l'Europe » précisant qu'elle « les mettra en œuvre quelles que soient les conséquences (en cours d'évaluation) sur la gestion de ses actifs en Russie ».

De fait, Patrick Pouyanné avait déjà dit à ce propos, la semaine dernière, que son groupe assumait le risque géopolitique inhérent à son activité internationale et savait le gérer quand il survenait, rappelant que la Russie représente entre 3% et 5% des revenus mondiaux de TotalEnergies.

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Le seul bémol de cette déclaration se trouve dans sa conclusion: ce cinquième paragraphe qu'il faut lire avec précision:

« TotalEnergies n'apportera plus de capital à de nouveaux projets en Russie. »

Ce qui signifie, en creux, que la multinationale pétrolière ne se retirera pas des projets dans lesquels il est actuellement investi.

Là où TotalEnergies reste engagé en Russie

Rappelons donc les projets dans lesquels TotalEnergies est actuellement investi.

TotalEnergies est actionnaire à 19,4% du géant Novatek, numéro deux du gaz russe, et détient une participation de 20% dans Yamal LNG, un projet qui a démarré fin 2017 et qui a produit plus de 18 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) en 2020. Le groupe détient également une participation de 10% dans Arctic LNG 2, un projet dont la première livraison de GNL est prévue pour 2023. En tout, en prenant en compte les participations dans Novatek même, TotalEnergies a une part de 29,7% dans Yamal LNG, et de 21,64 % pour Artic LNG 2.

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Au bilan, en 2020, la Russie avait représenté 16,6% de la production annuelle de liquides et de gaz naturel de TotalEnergies, selon son document de référence 2020.

Bruno Le Maire a également évoqué ce matin sur franceinfo le cas d'Engie, partenaire du gazoduc NordStream 2 et dont la mise en service a été suspendue par l'Allemagne,  mais il a estimé que le sujet était « un peu différent », car le groupe français a converti sa participation dans le projet en un « prêt ».

Quitter la Russie ou rester ? Les pétroliers qui ont sauté le pas

Toujours est-il que TotalEnergies semble quelque peu en décalage comparé à d'autres majors pétrolières, comme par exemple les britanniques Shell et BP, et d'autres industriels qui ont décidé de couper les ponts avec la Russie.

Dimanche, au quatrième jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, BP (l'ex-British Petroleum) a annoncé qu'elle se désengageait du deuxième plus grand producteur de pétrole russe, après Gazprom, le géant russe Rosneft, dans lequel elle détient une participation de 19,75%, se fendant d'un communiqué où elle dénonçait « un acte d'agression qui a des conséquences tragiques à travers la région ».

Le lendemain, lundi, un autre géant du pétrole -et compatriote- la britannique Shell lui emboîtait le pas annonçant qu'elle qu'il se séparait de ses parts dans plusieurs projets communs avec le groupe russe Gazprom en Russie, entre autres sa participation (joint-venture) au projet gazier Sakhaline-2 dans l'Extrême-Orient russe, et celle dans Salym Petroleum, dans l'ouest sibérien. Les parts de Shell dans les deux projets Salym et Sakhalin 2 valaient, à la fin 2021, quelque 3 milliards de dollars, générant un bénéfice ajusté de 700 millions de dollars. Shell a également investi dans le gazoduc Nord Stream 2, dont il compte aussi désormais se délester.

« Notre décision de partir a été prise avec conviction », a assuré le directeur général de Shell, Ben van Beurden, dans un communiqué transmis à la Bourse de Londres et cité par le quotidien canadien LaPresse. « Nous sommes choqués par les pertes de vies humaines en Ukraine, que nous déplorons, résultant d'un acte insensé d'agression militaire qui menace la sécurité européenne », a-t-il déclaré.

Hier également, Equinor, compagnie d'énergie pétrolière et éolienne norvégienne (au passage: c'est la plus grande entreprise de Norvège avec environ 29.000 employés), a annoncé l'arrêt de ses investissements en Russie et son désengagement de ses sociétés communes dans le pays. Fin 2021, le pétrolier norvégien disposait de 1,2 milliard de dollars d'actifs en Russie, où depuis 2012 il est en partenariat avec la compagnie pétrolière d'État Rosneft. Equinor est contrôlé à 67% par l'État norvégien, dont le fonds souverain va également geler ses investissements en Russie.

Malgré tout, « il est très difficile pour toute entreprise ayant une activité en Russie d'en partir maintenant », résume pour l'AFP Guntram Wolff, directeur du centre de réflexion bruxellois Bruegel.

Précisons que le cas de BP et Shell est particulier: contrairement à TotalEnergies qui a noué un partenariat avec une entreprise privée (Novatek), BP et Shell sont elles, engagées dans une société qui appartient à l'État russe - l'urgence n'est pas tout à fait la même.

La liste des compagnies pétrolières engagées en Russie est longue: citons à titre d'exemple l'américain Exxon ou le norvégien Statoil engagés dans des joint-ventures avec la compagnie russe Rosneft.

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La Bourse n'apprécie pas

Il ne faudrait pas oublier la réaction des investisseurs: pour ce qui concerne BP, lundi, au lendemain de son annonce, l'action de BP reculait, vers 11h00 GMT, de -5,57% à 357,40 pence, ce qui représentait une diminution de plus de 4 milliards de livres de sa capitalisation boursière.

De son côté Rosneft, dont une partie du capital est également coté sur le marché britannique, s'effondrait de -41,37% à 2,74 dollars.

À suivre: la rencontre qui doit se dérouler cet après-midi entre Bruno Le Maire et Patrick Pouyanné.

(avec AFP et Reuters)