Ukraine : vers un embargo européen sur le gaz russe ?

Après la reconnaissance par Vladimir Poutine des territoires indépendantistes du Donbass, en Ukraine, Berlin a décidé ce mardi de geler le mégaprojet de gazoduc Nord Stream 2. En brandissant l’arme économique, l’Union européenne espère ainsi faire reculer Moscou. Mais cette première sanction risque de ne pas suffire, et de nouvelles représailles pourraient suivre. Reste que les retombées promettent d'être lourdes, y compris dans le Vieux continent, qui reste largement englué dans le gaz russe. Décryptage.
Marine Godelier
(Crédits : DADO RUVIC)

C'est une décision historique, qui pourrait influer lourdement sur les relations diplomatiques entre la Russie et l'Union européenne. Mais dont l'issue pose d'importantes questions stratégiques quant à la fourniture en gaz du Vieux continent, puisque Moscou reste le premier fournisseur des Vingt-Sept en ce combustible fossile, avec 40% des importations. D'autant que la flambée des prix de l'énergie, dont les cours atteignent des niveaux records depuis maintenant plusieurs mois, rendent le pari un peu plus risqué.

En effet, alors que la crise russo-ukrainienne a pris un tout nouveau tournant depuis la reconnaissance lundi soir par Vladimir Poutine des territoires indépendantistes du Donbass, le chancelier allemand, Olaf Scholz, a décidé ce mardi de suspendre l'autorisation de fonctionnement du projet Nord Stream 2. Cette première sanction, qui touche le gazoduc exploité par le géant russe Gazprom et reliant l'Europe et la Russie, doit ainsi faire réagir le président russe afin qu'il recule militairement à Kiev.

« Il s'agit d'une sorte de moratoire, dans le but d'avertir Poutine que s'il va plus loin, Nord Stream 2 ne verra jamais le jour. Autrement dit, de faire en sorte qu'il y ait des intérêts économiques qui poussent pour la paix, en amenant les oligarques de Gazprom à tempérer certains proches du Kremlin », explique à La Tribune Thomas Pellerin-Carlin, chercheur à l'Institut Jacques Delors sur les questions de politique européenne de l'énergie.

Officiellement achevé en septembre, après cinq ans de travaux, Nord Stream 2 devait pourtant être mis en service dès le mois de mars. Et permettre à la Russie d'exporter 110 milliards de m3 de gaz naturel par an, soit la moitié de ses livraisons à l'Europe. Ce nouvel événement rebat donc les cartes, et interroge sur les suites possibles.

Baisse des exportations

D'autant que le chancelier allemand a menacé ce mardi d'imposer à Vladimir Poutine « d'autres sanctions ». Car la première risque de ne pas suffire : stopper Nord Stream 2, qui n'a encore jamais fonctionné, « ne menace pas directement les exportations de gaz de la Russie vers l'Europe », note Thomas Pellerin-Carlin.

Et pour cause, l'objectif de ce pipe n'est pas d'augmenter les capacités, mais de permettre aux Russes de contourner l'Ukraine et la Biélorussie en passant par la mer Baltique. Il suit ainsi le tracé de son jumeau, Nord Stream 1, opérationnel depuis 2012.

« Sans ce nouveau projet, les tuyaux sont déjà assez gros pour transporter du gaz de la Russie vers l'Europe. La question sera donc plutôt de savoir si les fournisseurs russes en injecteront, et si les acheteurs européens en demanderont », précise Thomas Pellerin-Carlin.

À cet égard, la Russie a de son côté choisi de baisser significativement ses exportations de gaz vers l'Union européenne dès fin 2021, jusqu'à atteindre des niveaux parmi les plus bas historiques. Moscou à notamment quasiment arrêté d'utiliser le chemin ukrainien, jusqu'alors l'autoroute principale du gaz. Reste qu'en parallèle, Gazprom continue d'honorer ses contrats avec les acheteurs européens, et utilise au maximum TurkStream, le gazoduc allant de la Russie à la Turquie à travers la mer Noire.

Lire aussi 11 mnTensions en Ukraine : comment l'Europe peut se passer du gaz russe cet hiver

Embargo sur les hydrocarbures

Dans ce contexte, l'Union européenne pourrait décider de mesures fortes sur ses approvisionnements afin d'obtenir des contreparties politiques. « L'approche maximaliste serait de mettre en place un embargo sur le gaz russe, comme on l'a fait il y a dix ans sur le gaz iranien, lorsque l'Union européenne a interdit l'importation d'hydrocarbures en provenance d'Iran afin qu'il se mette à la table des négociations sur l'arme nucléaire », avance Thomas Pellerin-Carlin.

Autrement dit, les Vingt-Sept pourraient décider d'inverser eux-mêmes la maîtrise des flux gaziers, en choisissant de ne plus acheter ce combustible fossile à leur voisin de l'Est.

Mais si l'impact  économique serait considérable pour Moscou, l'Europe en souffrerait forcément aussi. Et notamment l'Allemagne, puisque le gaz russe représente plus d'un quart du total de l'énergie consommée outre-Rhin.

« Dans le cas iranien, l'embargo, s'il a fini par fonctionner, a contribué à faire monter en flèche les prix du pétrole. Et des milliers d'emplois ont disparu en France, notamment chez Peugeot, car l'Iran représentait un grand marché pour PSA. Il y a donc eu un sacrifice économique enduré par les Européens. Mais là, l'impact serait encore plus important, car la Russie est un partenaire majeur de l'Europe en termes d'énergie », explique le directeur du centre Energie de l'Institut Jacques Delors.

D'autant que la hausse des prix du gaz complique encore la situation. Couplée aux sanctions, la situation fait en effet planer le risque d'une inflation hors de contrôle qui pèserait lourdement sur les ménages et les entreprises.

Et ce n'est pas tout : de toute évidence, l'embargo ferait naître des tensions sur les approvisionnements gaziers de l'Europe, signe de la dépendance du Vieux continent à son voisin de l'Est en matière d'énergie. En effet, si les stocks actuels devraient permettre de passer la fin de l'hiver, les inquiétudes se multiplient déjà sur les niveaux d'avitaillement 2023.

Lire aussi 3 mnSi la Russie coupe le gaz, le Qatar ne pourra pas sauver l'Europe à lui seul

Une mauvaise nouvelle pour Engie et TotalEnergies

En outre, les énergéticiens français impliqués en Russie risqueraient aussi d'en pâtir. Le groupe Engie a d'ailleurs rappelé il y a une semaine, lors de la présentation de ses résultats, que le gaz russe restait « est un composant majeur du mix gazier européen, français pour Engie ».

« On envisage un potentiel conflit russo-ukrainien comme vraiment une  mauvaise nouvelle [...] On a tout intérêt, à la fois sur plan macro et pour Engie, que ce projet soit mené à bien », avait alors déclaré sa directrice générale, Catherine MacGregor, au sujet de Nord Stream 2.

Et pour cause, le groupe français se trouve directement impliqué dans le projet, puisqu'il le finance, aux côtés de cinq autres sociétés européennes. Et si l'entreprise tricolore ne communique pas sur sa part réelle, ses actifs dans Nord Stream 2 représenterait « presque un milliard d'euros, avec une participation à hauteur de 10% », assure Thomas Pellerin-Carlin. Dans ce contexte, son abandon représenterait forcément des pertes sèches. Sans compter qu'Engie a lié des contrats d'approvisionnement sur le long terme avec Gazprom, qui se trouveraient mis à mal par des sanctions européennes sur l'énergie.

Et Engie ne serait pas le seul groupe énergétique touché. « Il y a aussi TotalEnergies, dans un ordre de grandeur encore plus important. Ce serait clairement l'une des entreprises les plus exposées », assure Thomas Pellerin-Carlin. En effet, le géant pétrolier est présent en Russie sur deux installations d'exploitation d'hydrocarbures. A Yamal d'abord, un​ site géant de liquéfaction de gaz naturel dans le nord du pays, qui produit depuis décembre 2017 près de 18 million de tonnes de GNL par an, et représentait 16,6 % de la production annuelle de gaz de TotalEnergies en 2020. Mais aussi en Sibérie Orientale, avec le méga projet Artic LNG 2, qui devrait produire dès 2023 presque 20 millions de tonnes de gaz naturel fossile liquéfié. En tout, TotalEnergies a une part de 29,7 % à Yamal, et de 21,64 % pour Artic LNG 2.

« L'entreprise a engagé des dizaines de milliards d'euros d'investissement en Russie. Logiquement, un embargo ferait peser un risque fort sur la viabilité économique, politique et technique de ses projets. En fonction des sanctions, il est même possible que Total soit empêché de les réaliser », souligne ainsi Thomas Pellerin-Carlin.

Un choix politique

Si l'avenir reste flou, au-delà du moratoire sur Nord Stream 2, d'autres sanctions sur l'énergie ne sont cependant pas à l'ordre du jour tant les retombées risqueraient d'être importantes, voire de se retourner contre leurs initiateurs.

« Le choix d'activer ou pas ces manettes reste strictement politique. Il s'agit de trancher en essayant de trouver le bon curseur, comme cela avait été fait en Iran. C'est-à-dire, faire suffisamment mal au pays cible pour le forcer à aller à la table des négociations virgules, sans en pâtir trop soi-même », note Thomas Pellerin-Carlin.

Une chose est sûre : plus que jamais, l'escalade des tensions entre la Russie et l'Ukraine met au jour l'immense dépendance de l'Europe aux combustibles fossiles en provenance d'autres pays. Et rappelle l'urgence d'engager une transition, à la fois pour des enjeux de décarbonation, mais aussi d'indépendance énergétique.

Lire aussi 8 mnAllemagne : les réserves de gaz chutent à un niveau très inquiétant

Marine Godelier

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 17
à écrit le 23/02/2022 à 19:50
Signaler
Le bon sens voudrait qu'on laisse l'ukraine la où elle a toujours été dans l'oblast de la Russie et arrêter de vouloir récupérer un pays plein de bandits de gens culturellement éloigné de nous qui se fournissent en drone turc et ne cesse de vouloir l...

à écrit le 23/02/2022 à 15:04
Signaler
La Finlande et l'Estonie peuvent aussi faire sauter le gazoduc qui passe sur leur espace maritime sans qu'on ait demandé leur autorisation. Il part aussi de Viipuri/Vyborg, ville Finnoise arraché à la Finlande par Staline.

le 24/02/2022 à 8:10
Signaler
Finlande et Estonie dépendent à 100% du gaz.. Russe et vous voulez qu'ils sabordent le pipe ?

à écrit le 23/02/2022 à 13:26
Signaler
Les russes s'en moquent , ils exportent leur gaz en Chine . Ils ne payent plus leurs échanges en dollars et sont indépendants pour leur alimentation. Les plus pénalisés seront les européens qui vont payer une facture énergétique surréaliste.

à écrit le 23/02/2022 à 12:24
Signaler
Poutine doit bien rigoler avec son pote Maduro sur les sanctions économiques qui frappent surtout les pauvres... En effet, une dictature ça sert surtout à engraisser les riches au pouvoir!

à écrit le 23/02/2022 à 10:48
Signaler
C'est une superbe occasion d'accélérer avec les autres pays européens dans les différentes sources de biométhane, la géothermie EGS, les réseaux de chaleur avec solaire thermique et stockage inter-saisonnier, la liquéfaction hydrothermale, l'électrom...

le 24/02/2022 à 8:05
Signaler
+ 1.. première guerre a effet collatéral possiblement positif en terme environnemental. Mais on va bien arriver à foirer cette bénédiction quelque part..

à écrit le 23/02/2022 à 10:48
Signaler
C'est une superbe occasion d'accélérer avec les autres pays européens dans les différentes sources de biométhane, la géothermie EGS, les réseaux de chaleur avec solaire thermique et stockage inter-saisonnier, la liquéfaction hydrothermale, l'électrom...

le 23/02/2022 à 15:00
Signaler
Et ... le nucléaire !!!

à écrit le 23/02/2022 à 10:31
Signaler
Cet embargo se retournera seulement contre nous puisque la Russie développe deux gazoducs vers la chine. Il faut savoir reconnaitre sa défaite et rebondir.

à écrit le 23/02/2022 à 9:55
Signaler
mais evidemment que les europeens vont se creer un probleme qu'ils n'avaient pas avant, et qui ne va en rien regler le pb ukrainien.......biden, qui n'enverra pas de troupes, mais enverra du gaz bien cher, se frotte les mains; ca lui coute rien et ca...

le 24/02/2022 à 8:27
Signaler
L'intérêt du président ukrainien est que l'Ukraine entre dans l'union européenne. L'Ukraine était un boulet du temps de l'urss.. et après aussi. l'Ukraine seule dérive..ils sont costaud mais pas asiatique dans l'abnégation et la démerde. Reste l'unio...

à écrit le 23/02/2022 à 6:50
Signaler
On pourrait appliquer la théorie de la nationalité, si dans le donbass il y a des gens qui se sentent plus russes qu'ukrainiens, si c'est leur nature, après tout c'est leur life, ils font ce qu'ils veulent, ils sont adultes. A notre époque on pourrai...

à écrit le 23/02/2022 à 3:38
Signaler
Difficile pour l'Allemagne de se passer du gaz Russe. La siderurgie, la metallurgie, le chauffage urbain, tout est au gaz. Le lignite est considere comme dernier recours, mais en contradiction avec les ecolos. Poutine reste le maitre. Continuez d'abo...

à écrit le 23/02/2022 à 0:42
Signaler
Depuis le temps que les USA voulaient arrêter Nord Stream 2, il vont y arriver au prix d'une guerre...

à écrit le 22/02/2022 à 21:09
Signaler
Les Etats-Unis volent au secours de l’Europe.. Un cavalier, qui surgit hors de ses frontieres ,se traine vers l'aventure au donbas ,son nom, il le signe à la pointe d'un stylo d'un B qui veut dire Biden . C'est si simple d'administrer l'Europe ! ...

le 23/02/2022 à 7:28
Signaler
N hésitez pas immigrez en Russie !! Le pays de vos amis

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.