Obsolescence programmée : "Les nouveaux iPhone montrent qu’Apple persiste"

Par Giulietta Gamberini  |   |  1463  mots
"Selon le site iFixit, la réparabilité des nouveaux modèles est même inférieure à celle des précédents! Et l'objectif reste toujours de rendre le consommateur captif", souligne Samuel Sauvage. (Crédits : Edgar Su)
Malgré la plainte portée par Halte à l'obsolescence programmée (Hop) contre la société américaine en décembre 2017, Apple semble poursuivre une stratégie de courte durée de vie de ses téléphones, estime le président de l'association, Samuel Sauvage. Pourtant, la demande de produits durables croît chez les consommateurs, poussant les pouvoirs publics et les entreprises à évoluer.

En décembre 2017, une petite association française, encore inconnue de la majorité des consommateurs, lançait un pavé dans la mare du commerce français des smartphones, en annonçant avoir déposé une plainte contre Apple. Halte à l'obsolescence programmée (Hop) y accusait la société américaine de brider ses anciens modèles d'iPhone via une mise à jour du système d'exploitation, et ce, au moment même de la sortie de l'iPhone 8, afin de pousser ses clients à acheter le nouveau modèle. Quelques mois plus tôt, l'association avait déjà poursuivi Epson, accusé de raccourcir délibérément la durée de vie des imprimantes et des cartouches.

Presque un an plus tard, alors que lors d'une énième keynote annuelle Apple vient de dévoiler ses dernières nouveautés, qu'en est-il de l'enjeu de l'obsolescence programmée? Samuel Sauvage, président de Hop, revient sur la plainte et explore la question pour La Tribune.

LA TRIBUNE - Face aux nouveaux modèles d'iPhone qu'Apple vient de commercialiser, avez-vous le sentiment que votre action en justice a eu des effets?

SAMUEL SAUVAGE - Non, pas encore. Certes, en janvier, après l'annonce de notre action judiciaire, alors que ses cours en Bourse chutaient, Apple a publié des argumentaires qui auraient pu faire espérer un changement d'approche. Mais les nouveaux iPhone que la société vient de lancer montrent bien qu'elle persiste dans une stratégie de courte durée de vie de ses téléphones, déclinée tant sur le plan technique que sur celui de la stratégie marketing. Selon le site iFixit, la réparabilité des nouveaux modèles est même inférieure à celle des précédents! Et l'objectif reste toujours de rendre le consommateur captif... La garantie n'a d'ailleurs pas été étendue à cinq ans comme nous le demandions. Seul point positif : on évoque une nouvelle version d'iOS qui serait compatible avec davantage de modèles.

Mais nous attendons encore la décision du juge sur notre plainte contre Apple. Et nous pensons qu'en cas de condamnation, l'effet symbolique et dissuasif de notre action peut être particulièrement fort. Les plaintes portées par Hop en France contre Epson et Apple sont en effet en matière d'obsolescence programmée le seul exemple d'actions pénales, impliquant non pas des indemnisations, mais des peines de prison pour les dirigeants. Jusqu'à présent, les actions menées en justice aux Etats-Unis ont été toutes des "class actions" civiles, destinées à obtenir "seulement" des dommages et intérêts.

L'appareil législatif français est-il aujourd'hui à la hauteur des enjeux?

En France, la loi de transition énergétique a créé en 2015 un véritable délit d'obsolescence programmée, que les décisions sur nos actions appliqueront justement pour la première fois. La France se présente donc en pointe sur le sujet, même si nous ne sommes pas encore en mesure d'évaluer l'efficacité de cette loi.

Mais d'une manière générale, la loi française est sans doute encore bien en-deçà des enjeux, compte tenu de l'urgence de réduire notre consommation de ressources et les déchets occasionnés. Il faudrait aller beaucoup plus loin qu'une reconnaissance de l'obsolescence programmée « technique », concernant des objets délibérément fragiles ou non-réparables.

Notre association prône une vision plus large, incluant l'ensemble des stratégies visant à limiter la durée de vie des produits: celle consistant par exemple à imposer des logiciels qui rendent obsolètes des appareils qui fonctionnent encore, mais aussi l'obsolescence psychologique et esthétique. Plus généralement, nous attendons de l'Etat qu'il favorise l'industrie du durable au détriment de celle du jetable, par des mesures réglementaires ou fiscales. En contribuant à la préservation de l'environnement, une telle approche irait dans le sens non seulement de la demande politique des citoyens, mais aussi de l'intérêt général dont l'Etat est le garant.

Le gouvernement vient de promettre la mise en place d'un "indice de réparabilité" dès 2020. Qu'en pensez-vous?

C'est l'une des propositions que nous avons portées dans les cadre des discussions autour de la feuille de route de l'économie circulaire car elle donne au citoyen le pouvoir de choisir un bien durable. Nous nous réjouissons donc qu'elle ait été reprise -même si nous parlions, d'une manière plus globale, d'"indice de durabilité". Nous regrettons toutefois que nos autres demandes n'aient pas été retenues: l'allongement de la garantie des produits; l'adoption d'une TVA réduite pour les services de réparation afin d'en baisser les coûts; l'obligation d'assurer la disponibilité des pièces détachées pendant plusieurs années...

Nous avions d'ailleurs déjà obtenu l'introduction, dans la loi consommation de 2014, d'une obligation d'information sur la période de disponibilité des pièces détachées. Mais le décret censé mettre en œuvre cette disposition en a considérablement réduit la portée. Nous l'avons attaqué en Conseil d'Etat et attendons la décision.

Que se passe-t-il au niveau européen?

Beaucoup de choses, que nous suivons de près. Nous menons aussi notre lobbying, en réseau avec d'autres associations, notamment autour de la question de la durée de la garantie des produits, régie par une directive. Les élections européennes à venir pourront être l'occasion de valoriser nos propositions à cet échelon.

Lire aussi: Europe : vers la fin de l'obsolescence programmée ?

Vous êtes en contact permanent avec les entreprises... quels moyens pour les entraîner, au-delà de la contrainte?

On le sait, les intérêts économiques qui s'opposent à une plus grande durabilité des produits sont importants. D'où la nécessité que la société civile s'engage, en s'informant, en choisissant des produits durables, en réparant, et d'où également la naissance de notre association, qui a contribué à informer sur un phénomène encore méconnu il y a cinq ans. Cela va sans doute avoir un effet sur les choix des entreprises: lorsqu'elles se rendent compte que le critère de la durabilité devient important pour les consommateurs, voire que des concurrents commencent à l'intégrer, elles finissent par bouger. En annonçant la disponibilité de ses pièces détachées pendant 10 ans, Seb a par exemple bousculé le marché.

Mais on ne peut pas se limiter à critiquer: il faut aussi adopter une logique constructive afin d'aider les entreprises qui le souhaitent à changer. Notre association peut jouer le rôle de tiers de confiance entre les entreprises et les citoyens. Nous facilitons ainsi les échanges de bonnes pratiques entre une dizaine d'entreprises engagées dans la production de biens durables.

Chaque sortie d'un nouvel iPhone est également une aubaine pour le marché des téléphones reconditionnés. Dans ce contexte, le reconditionnement est-il vraiment un rempart contre l'obsolescence programmée et la production de déchets qu'elle entraîne?

Nous promouvons le reconditionnement pour que les téléphones abandonnés soient réutilisés. Mais nous prônons en premier lieu de garder chaque objet le plus longtemps possible, et d'investir dans des appareils tels que le Fairphone, dont l'empreinte environnementale est limitée et qui sont plus facilement réparables.

S'il y a sans doute encore des dysfonctionnements voire des paradoxes dans ces nouveaux modes de consommation, il est néanmoins important de les soutenir, en montrant qu'ils forment différentes pièces du puzzle des solutions.

Les nouvelles technologies peuvent-elles aider dans la lutte contre l'obsolescence programmée?

Sans doute! Il y aurait notamment un énorme travail à mener en matière de référencement des produits, pour en tracer les origines et les effets, sur le modèle de ce que fait Yuka sur les aliments. I-buycott, via son appli BuyOrNot, le fait partiellement. Dans cette logique, en novembre, Hop va aussi lancer une nouvelle version du site produitsdurables.fr, visant à renforcer l'information du consommateur sur les biens durables et les solutions concrètes pour allonger la durée de vie des produits.

L'obsolescence programmée remet au fond en cause le modèle de la société de consommation. Durabilité et croissance, sont-elles compatibles?

Lorsqu'il s'agit d'imposer des contraintes aux entreprises, les pouvoirs publics craignent effectivement de nuire à la croissance, comme si la hausse du PIB devait être considérée comme un objectif suprême. Au-delà de notre désaccord sur la place que doit prendre cet indicateur dans les politiques publiques, nous pensons au contraire que demander une plus grande durabilité des produits permettrait non seulement de préserver les ressources, mais également de recréer des emplois industriels en France.

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[Samuel Sauvage, président de Halte à l'obsolescence programmée (Hop).]