Quelle filière industrielle pour mettre en oeuvre la feuille de route énergétique ?

Par Dominique Pialot  |   |  2124  mots
Isabelle Kocher, DG d'Engie, (à droite) et Sylvie Jéhanno, PDG de Dalkia (à gauche), sont respectivement présidente et vice-présidente du Comité stratégique de filière "nouveaux systèmes énergétiques". (Crédits : DR et Reuters)
Les entreprises et l’État ont signé ce 29 mai en présence des ministres de l’Économie Bruno Le Maire, de la Transition écologique François de Rugy et de la secrétaire d’État à l’écologie Emmanuelle Wargon, un contrat qui met sur les rails la filière « Nouveaux systèmes énergétiques », présentée comme le pendant industriel de la programmation pluri-annuelle de l’énergie. Isabelle Kocher (Engie) et Sylvie Jéhanno (Dalkia), présidente et vice-présidente du Comité de filière, commentent son contenu pour La Tribune.

« Le contrat de filière met face à face les engagements de l'État d'un côté (lancement d'appels d'offres pour la construction de centrales d'énergie renouvelable, encouragement des économies d'énergie par exemple) et les engagements des industriels de l'autre (engagement de baisser les coûts de construction de ces centrales renouvelables, engagement de dédier des investissements importants aux programmes d'économies d'énergie) », précise la directrice générale d'Engie, Isabelle Kocher, présidente du Comité stratégique de filière (CSF).

« La filière s'est par exemple engagée pour les dix prochaines années à investir 4 milliards d'euros dans les économies d'énergie, à créer 15.000 emplois dans l'éolien en mer et à rendre compétitif l'hydrogène décarboné pour tous les usages.»

L'objectif affiché par ce nouveau comité est de mettre la filière française en mesure de favoriser une transition énergétique bénéfique à l'emploi industriel français et aux consommateurs, soucieux à la fois de préserver le pouvoir d'achat et de favoriser la ré-industrialisation. Plus précisément, il s'agit de développer une offre d'énergie décarbonée compétitive, permettre le développement d'une industrie de l'efficacité énergétique et d'un numérique à même de favoriser la transition, ré-industrialiser les territoires et fédérer la filière.

« En repartant du client et de son besoin, nous avons listé 15 projets qui permettent à la fois de provoquer des économies d'énergie massives sur les lieux de consommation, de faire baisser les coûts de production des énergies renouvelables, du stockage et de l'acheminement, et de finalement faire en sorte que tous ces développements bénéficient aux industriels français », détaille Isabelle Kocher.

Créer de l'emploi et exporter sur un marché mondial en pleine expansion

270 personnes se sont réunies lors de 50 sessions pour élaborer le contrat signé aujourd'hui, qui concerne pas moins de 150.000 salariés, 5.000 entreprises et un chiffre d'affaires de 23 milliards d'euros. Ces chiffres concernent le seul marché français, mais à l'échelle mondiale, le marché pèsera 2.500 milliards de dollars en 2020. D'ici à 2025, la demande mondiale en énergie devrait croître de 25% et 60% pour l'électricité. Certains secteurs émergents tels que les smart grids (marché estimé entre 75 et 100 milliards d'euros en 2020) ou le stockage (300 milliards sur cinq ans) sont particulièrement prometteurs. Il est donc plus impératif que jamais que la filière française se mette en ordre de bataille.

D'autant que, jusqu'à présent, les retombées économiques de la transition énergétique, que ce soit en termes d'emploi ou d'exportation, n'ont guère été florissantes. « Avec ce Comité stratégique de filière (CSF), nous souhaitons mettre en place les conditions pour travailler sur le pendant industriel de la PPE, et démontrer comment cela peut créer des emplois, même si cela n'a pas été tellement le cas jusqu'à présent », affirme Sylvie Jéhanno, présidente, directeur général de Dalkia (filiale d'EDF).

Tensions sur certains emplois clés de la transition

« Le CSF a aussi vocation à travailler sur des sujets plus transverses telles que les compétences, car il s'avère que nous avons toujours du mal à recruter, souligne-t-elle. C'est pourquoi, nous nous engageons à décrire certaines formations parmi les plus recherchées (telle que celle de frigoriste), afin de susciter une envie pour ces métiers. »

Les 15 métiers qui recrutent le plus, essentiellement ingénieurs et techniciens, feront l'objet d'une campagne dédiée pour attirer les recrues. L'État s'engage de son côté à déployer des formations (initiale et continue) à l'efficacité énergétique.

En termes de segments, le contrat fait la part belle à plusieurs technologies émergentes : l'éolien en mer, pour lequel la filière anticipe la création de 15.000 emplois en 2029, à condition que les appels d'offres atteignent 1 GW par an. Pour le biométhane, l'objectif affiché consiste à le rendre compétitif avec le gaz naturel d'ici à 2030. Un point particulièrement sensible, puisqu'à ce jour, la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) vise un prix de 67 euros par mégawattheure en...2023, alors que le coût s'établit aujourd'hui à 95 euros. « Sur le biométhane, il faut faire sortir de terre les technologies qui permettront de faire baisser les coûts », reconnaît Sylvie Jéhanno.

Une trentaine de projets devraient voir le jour dans les deux prochaines années, et l'objectif est celui de la PPE : 10% de gaz renouvelables à l'horizon 2030. De son côté, l'État s'engage à mieux valoriser les externalités positives liées à cette technologie (diversification des revenus des agriculteurs, maintien de l'emploi rural, verdissement du gaz, etc.)

Se positionner sur l'hydrogène tant qu'il en est encore temps

Concernant la chaleur renouvelable, « Emmanuelle Wargon a relancé un groupe de travail sur le sujet, c'est pourquoi les possibilités d'articulation entre le fonds chaleur et le mécanisme des CEE (certificats d'économie d'énergie), et plus largement l'élaboration de nouvelles fiches CEE, ne sont pas encore finalisées », précise Sylvie Jéhanno.

Quant à l'hydrogène, une technologie sur laquelle les places ne sont pas encore prises à l'international, la France et l'Europe ont encore une carte à jouer. À condition de ne pas trop tarder. En effet, « en France, l'hydrogène suscite de nombreux débats, mais au Japon, l'hydrogène est déjà largement présent dans l'industrie et la mobilité », met en garde Isabelle Kocher. À l'image du plan hydrogène à (seulement) 100 millions d'euros annoncé en son temps par Nicolas Hulot, les objectifs semblent néanmoins bien modestes. Alors que la France consomme aujourd'hui un million de tonnes d'hydrogène industriel (fabriqué à partir d'hydrocarbures), le contrat ne vise pour 2023 que 100.000 tonnes d'hydrogène vert, fabriqué par électrolyse de l'eau à partir d'électricité verte. Pour 2030, la fourchette visée est large : entre 20% et 40% d'hydrogène bas carbone.

Concernant le stockage, le contrat vise l'émergence de 5 à 7 entreprises reconnues à l'international dans les cinq prochaines années.

La baisse de la consommation, un pré-requis à la transition

Et, au-delà du mix énergétique sur lequel le débat public - et politique - a tendance à se focaliser, les membres du Comité de filière "Nouveaux systèmes énergétiques" entendent d'abord mettre l'accent sur la nécessité d'économies d'énergies obtenues grâce à des gains d'efficacité énergétique, présentée comme un pré-requis indispensable à une transition énergétique économiquement viable. Isabelle Kocher l'affirme : « Il y a un très grand alignement au sein du Comité sur le fait que la transition énergétique est possible à un coût maîtrisé et présente des opportunités majeures, à condition de passer par une baisse de la consommation. »

« Les réglementations sont encore très orientées vers le développement des énergies décarbonées. Mais si on ne développe pas parallèlement les économies d'énergie, les factures vont augmenter aussi bien pour les entreprises que pour les ménages » insiste-t-elle. C'est pourquoi, « l'objectif premier est la baisse des consommations d'énergie. Elle est absolument indispensable car elle est le seul levier qui permettra de maîtriser le coût de la facture d'énergie pour les ménages et pour les entreprises. »

Sylvie Jéhanno abonde en ce sens :

«  Nous souhaitons insister avant tout sur l'efficacité énergétique et les économies d'énergies, fondamentales notamment dans le bâtiment et l'industrie ».

Entre autres engagements, le contrat prévoit une massification des rénovations de bâtiments publics avec un objectif de 90 millions de mètres carrés, et la valorisation de 10% du gisement d'efficacité énergétique de l'industrie. Le regroupement de plusieurs bâtiments semblables au sein d'appels à projet pourrait favoriser également cette massification tant recherchée.

Dans le numérique, l'État procédera à des appels d'offres qui pourraient déboucher sur plusieurs solutions interopérables entre elles, afin de simplifier et standardiser la transition des données sur les réseaux, un enjeu au cœur de la transition énergétique.

Cadre réglementaire à rénover

Mais les freins actuels vont au-delà de la compétitivité des technologies, obtenue notamment grâce aux économies d'échelle. « Dans le monde entier, les régulations doivent intégrer des mécanismes favorisant les économies d'énergie », observe Isabelle Kocher, soulignant que ce n'est pas exactement le cas en France aujourd'hui.

« En principe, dans le cadre des contrats de performance énergétique (CPE, par lesquels des fournisseurs d'énergie s'engagent à faire faire des économies à leurs clients, par exemple en remplaçant leurs anciennes chaufferies par des installations plus modernes), l'investissement correspondant n'est pas repris dans la comptabilité des villes. En France, ces investissements sont repris dans la dette des collectivités locales et c'est un frein important au déploiement de ces solutions.»

C'est aussi dans les territoires et en embarquant les PME et ETI, que doit s'ancrer la ré-industrialisation liée à la transition énergétique. Il s'agit en effet de « positionner la filière dans les appels d'offres français, mais aussi d'embarquer les PME et ETI à l'international », de « faire vivre les territoires » et « d'assurer un suivi local ».

Favoriser le « Made in Europe »

Autre point important du contrat : le contenu local. « L'Europe ne favorise pas assez le « made in Europe », déplore Isabelle Kocher. Dans la plupart des régions du monde, lorsque de l'argent public est dépensé, ce sont les offres industrielles qui comptent le plus de contenu local qui sont sélectionnées. Le contenu local fait partie des critères officiels de sélection », rappelle-t-elle.

« En Europe, ce n'est pas le cas. En privilégiant la compétition à toute stratégie industrielle, l'Europe fait preuve d'une grande naïveté. Le contrat de filière propose de favoriser l'industrie locale ; par des critères clairs dans les appels d'offres publics, par la réinstallation, en France et en Europe, d'usines de production de batteries par exemple, par le lancement de programmes ambitieux de développement de technologies nouvelles, dans l'hydrogène par exemple

Résultat de cette posture, « sur la première génération de renouvelables, il n'y pas eu de stratégie industrielle en Europe. Avec le prix pour seul critère, les filières se sont délocalisées », se désole Isabelle Kocher.

Aussi, dans un marché mondial du solaire en pleine expansion (avec pas moins de 100 GW de capacités nouvelles installées en 2017 puis 2018, soit 47% des nouvelles capacités), l'Europe ne compte pas un seul fabricant dans le top ten. Qu'à cela ne tienne, la France entend se positionner sur la prochaine génération de photovoltaïque (l'hétéro-jonction), sur laquelle ses labos de recherche sont en effet en pointe. Mais pas toute seule, en co-construisant une alliance européenne du photovoltaïque. Espérons que ses partenaires européens soient sur la même longueur d'onde.

L'État, acteur de long terme ou comptable frileux ?

Ce contrat de filière se veut le pendant de la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), mais, observe Isabelle Kocher, « La PPE traite essentiellement du mix énergétique, tandis que la filière pousse sur l'amont (les économies d'énergie et la baisse de la consommation) et sur l'aval (le contenu industriel local) (...) Nous avons de belles positions historiques, des investissements colossaux se profilent, et nous nous sommes fixé pour objectif de faire briller les technologies françaises » résume Isabelle Kocher.

« Au sein du CSF, les différentes entreprises n'ont pas nécessairement exactement la même vision ni l'ambition d'avancer au même rythme, mais nous partageons tous le même objectif : enclencher une dynamique créatrice de valeur, de compétitivité et d'emplois, en veillant à prendre des engagements concrets atteignables en deux ans », conclut Sylvie Jéhanno.

« Ce contrat est très structurant. La filière prend des engagements et va s'organiser pour les suivre. C'est le démarrage d'un travail collectif dans la durée » se réjouit pour sa part Isabelle Kocher.

Pourtant, les contraintes budgétaires imposées par l'État, qui le poussent à faire quasi-systématiquement le choix des technologies les mieux-disantes, en l'occurrence, les plus matures, comme cela s'est à nouveau illustré dans le projet de PPE, ne sont-elles pas en contradiction avec ces ambitions ? « Même si cela peut impliquer des investissements au départ, ils s'amortissent en 5 à 7 ans grâce aux économies d'énergie qui rendent finançables de nombreux projets, à condition d'adapter certains mécanismes », martèle Isabelle Kocher.

« L'État ne peut pas rester avec une vision à cinq ans, ajoute-t-elle. Il doit être l'acteur de long terme par excellence. Il ne devrait pas rester prisonnier de contraintes budgétaires mais au contraire dégager des ressources, par exemple libérées par les économies d'énergie. »