Air France : l'exemple inquiétant de 2008 plane sur le conflit salarial

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  2485  mots
Les syndicats ont refusé, vendredi 13 avril, la nouvelle proposition pluriannuelle de la direction d'Air France. (Crédits : Pascal Rossignol)
L'empoignade sur les hausses de salaires entre syndicats et direction rappelle celle qui avait eu lieu à Air France fin 2007 et début 2008. La direction à l'époque avait été contrainte de céder et la compagnie était entrée la plus mal préparée dans la crise qui était survenue quelques mois plus tard.

Le bras de fer sur les salaires continue à Air France entre la direction et une intersyndicale composée d'une dizaine de syndicats. Après sept jours de grève qui ont déjà coûté 170 millions d'euros à la compagnie, la reprise des négociations, jeudi dernier, n'a pas permis aux deux parties de trouver un terrain d'entente. Les positions sont encore à des années lumière.

Dialogue de sourds

Les syndicats ont refusé, vendredi 13 avril, la nouvelle proposition pluriannuelle de la direction. Celle-ci porte sur une hausse salariale de 1% supplémentaire en 2018 qui s'ajoute au 1% déjà proposé et sur une augmentation générale de 3,6% garantie pour les années 2019, 2020 et 2021, qui entraînerait pour les salariés, selon la direction, une augmentation de 11 à 12% en moyenne au cours de cette période, en tenant compte des augmentations individuelles et du GVT (glissement vieillesse technicité). Insuffisant pour l'intersyndicale qui a fait une contre-proposition légèrement revue à la baisse par rapport à ses prétentions initiales. Elle propose désormais une augmentation générale à 5% pour l'année 2018 (hors GVT et augmentations individuelles de 1,6% pour le personnel au sol et environ 2% pour les navigants), contre 6% exigée jusqu'ici pour rattraper le niveau d'inflation perdu par le gel des grilles salariales depuis 2011 (mais pas des rémunérations, lesquelles ont augmenté pour 90% des salariés en raison du GVT et des promotions selon la direction).

Avec cette proposition, les syndicats renoncent à 40 millions d'euros d'augmentation par rapport à leur demande précédente, mais le coût pour l'entreprise s'élèverait tout de même à 200 millions d'euros par an, auquel s'ajouteraient 60 millions d'euros d'intéressement déjà décidés. Les négociations reprennent ce lundi sans que le préavis de grève pour 4 jours supplémentaires, dont le premier dès ce mardi, ne soit levé.

"2008, année de tous les dangers" (Spinetta)

Il est frappant de constater que cette empoignade rappelle à bien des égards celle de 2007-2008. Le débat sur les salaires était également si vif il y a dix ans que le sujet avait longuement été abordé par le Pdg d'alors, Jean-Cyril Spinetta, dans la présentation de ses vœux à l'entreprise en janvier 2008, une année qui pouvait être selon lui « l'année de tous les accomplissements, mais aussi l'année de tous les dangers ». Pendant de longues minutes, il avait défendu sa politique salariale et avait dénoncé l'attitude des syndicats.

« Depuis 10 ans, l'évolution moyenne des salaires a été de l'ordre de 5% par an. Il y a donc eu des gains de pouvoirs d'achat réels. Que n'ai-je lu et entendu sur les salaires ! Nous ne pouvons pas continuer avec ces pratiques (...) Pourquoi s'acharne-t-on à faire comme si le salaire minimum était à peine supérieur au Smic alors que tout le monde sait que c'est absolument faux, que c'est un mensonge ? Pourquoi le fait-on ? Le fait-on parce que l'on considère que, si on disait la vérité sur les salaires à Air France, la contestation serait moins justifiée ? Cette attitude, qui consiste à tricher sur des chiffres connus de tous, est une attitude irresponsable », avait-il déclaré.

La direction actuelle a probablement dû avoir le même sentiment en voyant certains syndicats dénoncer des salaires dits « low-cost ».

En ce début d'année 2008, la question des hausses salariales et de l'intéressement agitait fortement l'entreprise. Elle faisait suite à une polémique survenue à l'été 2007 sur le niveau d'intéressement accordé aux pilotes et, surtout, à la grève très dure des hôtesses et stewards à l'automne 2007.

La grève des PNC de 2007

En octobre 2007 en effet, quelques mois après la publication de résultats historiques pour Air France-KLM (1,24 milliard d'euros de bénéfices d'exploitation), les personnels navigants commerciaux (PNC) avaient déclenché une grève pendant les vacances de la Toussaint pour obtenir de meilleures conditions de travail et des rémunérations plus élevées. Comme les salariés aujourd'hui, ils estimaient que ces bénéfices historiques, appelés à être encore meilleurs à l'issue de l'exercice en cours, permettaient à la compagnie de distribuer davantage à ses salariés après les efforts qu'ils avaient fait depuis le sauvetage d'Air France par le Pdg Christian Blanc entre 1994 et 1997.

Aujourd'hui, après la publication de résultats d'exploitation record en 2017 par la maison-mère Air France-KLM (près de 1,5 milliard d'euros, dont 588 millions pour Air France), l'intersyndicale demande elle aussi un retour pour les salariés après les efforts réalisés entre 2012 et 2014 dans le cadre du plan Transform d'Alexandre de Juniac, Pdg d'Air France puis d'Air France-KLM, qui a permis là aussi de sortir la compagnie d'une situation dramatique.

Grosse différence, a priori, entre les deux périodes. En 2007 et 2008, Air France paraissait très puissante. Sa maison-mère, Air France-KLM, (et avant la création de celle-ci en 2004, Air France seule) enchaînait les bons résultats financiers, souvent supérieurs aux autres, alors qu'aujourd'hui, malgré trois exercices bénéficiaires, le groupe et sa filiale Air France, restent à la traîne par rapport à leurs concurrents. En 2017, Lufthansa et British Airways ont respectivement dégagé un résultat d'exploitation de 1,6 et 1,9 milliard d'euros, contre 588 millions pour Air France. À l'échelle des groupes, Lufthansa et IAG (maison-mère de British Airways) ont dégagé 3 milliards d'euros de résultat d'exploitation, contre 1,5 milliard pour Air France-KLM.

Des résultats en trompe-l'oeil

Pourtant, dans les deux cas, les résultats d'Air France-KLM de 2007 et de 2017 sont en trompe-l'œil. Il y a dix ans, ils provenaient davantage de l'efficacité des couvertures carburant (des instruments d'achats anticipés qui visent à payer le pétrole moins cher que le prix marché) que de la performance opérationnelle du groupe. Lors de l'exercice 2007-2008, par exemple, une nouvelle année record à l'époque, ces couvertures ont contribué à hauteur de 1 milliard d'euros au bénéfice d'exploitation, qui s'élevait à 1,4 milliard d'euros ! Cette performance était par ailleurs davantage tirée par la très bonne profitabilité de KLM que par celle d'Air France. Un peu comme aujourd'hui d'ailleurs.

Aussi bons soient-ils, les résultats de 2017 sont également à relativiser. Ils sont en effet davantage liés à la conséquence d'une conjoncture exceptionnelle (prix modéré du carburant, demande mondiale extrêmement dynamique...) que de l' amélioration de la compétitivité intrinsèque d'Air France, laquelle n'a pas beaucoup évolué depuis la grève des pilotes de septembre 2014, concomitante à la fin du plan Transform.

Mauvaise analyse du risque social par la direction

En tout cas, tant en 2007 qu'en 2018, la direction a pêché dans l'analyse du risque social en n'anticipant pas la colère des salariés. Pour beaucoup d'observateurs, le conflit actuel n'aurait pas eu lieu si la direction avait d'emblée accordé au cours des négociations annuelles obligatoires (NAO), début février, un niveau d'augmentation générale couvrant le niveau attendu d'inflation pour 2018. « Avec environ 2% de hausse, cela passait », assure un pilote du SNPL. Proposer 1% en deux fois (0,55% dans un premier temps puis le solde en octobre) a été perçu comme une provocation après six ans de gel des grilles de salaires, même si, en comptant les primes individuelles, le GVT et l'intéressement cette hausse faisait grimper la masse salariale de 4,5% en 2018.

La suite de cette comparaison entre 2008 et 2018 reste à écrire. Mais les spécialistes craignent qu'il arrive demain ce qu'il s'est passé après 2008. À savoir qu'Air France ne soit pas en mesure de résister à un éventuel retournement de cycle. Autrement dit, que la compagnie rentre dans une crise, non pas avec des coûts réduits, mais augmentés.

Hausse des salaires en 2008

C'est ce qui est arrivé il y a 10 ans. En 2007, après leur conflit, les PNC ont eu gain de cause. Dépassée par l'ampleur des dégâts, sermonnée par l'État pourtant minoritaire, la direction a fini par lâcher. Et beaucoup même. D'une durée de 5 ans, le nouvel accord PNC augmentait les coûts d'Air France de 120 millions d'euros par an (sur une masse salariale des PNC d'environ 700 à 800 millions d'euros). Dans la foulée, les syndicats du sol avaient également mis la pression sur la direction et obtenu au cours des NAO, début 2008, une augmentation moyenne de 3%, portée à 3,6% avec la prime uniforme annuelle. La hausse était telle que l'accord fut même paraphé par la CGT qui n'avait pas signé un accord salarial depuis... 1982. À cela s'ajoutait un accord signé avec les pilotes en 2006 qui était loin d'être défavorable à ces derniers. Bref, début 2008, Air France a vu ses coûts salariaux augmenter alors même que sa structure de coûts était déjà élevée. Les gains de productivité affichés au cours des années précédentes provenaient en effet essentiellement d'une politique de croissance des capacités à effectif plus ou moins stables.

Cette hausse des coûts pouvait passer dans une conjoncture favorable. Mais pas en cas de retournement. Or, l'encre de la signature des accords n'était pas encore sèche que l'augmentation vertigineuse du prix du baril au premier semestre 2008 - qui allait frôler les 150 dollars en juillet - commençait à peser sérieusement sur la demande. Malgré l'accalmie du prix du brut au deuxième semestre, la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 provoqua une onde de choc sur l'ensemble du transport aérien. La crise financière qui se transforma en crise économique fit plonger les recettes. Air France y est entrée moins bien préparée que ses concurrentes. Au cours des trois premiers mois, Air France-KLM avait perdu 529 millions d'euros, quand Lufthansa par exemple limitait la casse avec une perte d'exploitation de 44 millions d'euros.

La suite est connue. Air France a par ailleurs mis plus de temps que les autres à réagir puisqu'il a fallu attendre le plan Transfom début 2012 pour tenter de redresser la barre. Certes, l'accident du Rio Paris le 1er juin 2009 a évidemment joué dans cette inertie, mais il n'explique pas néanmoins un temps de réaction aussi long. Dans ce contexte, le poids de la fiscalité et du coût du travail en France n'a pas arrangé les choses. Au final, entre 2009 et 2014, Air France aura perdu plus de 2 milliards d'euros et supprimé près de 10.000 postes.

Air France, la moins bien armée aujourd'hui

Beaucoup craignent aujourd'hui qu'Air France se retrouve à nouveau en difficulté en cas de retournement. De tous les gros acteurs européens, Air France apparaît comme il y a 10 ans le transporteur le moins bien armé.

Et ce, sans même augmenter les salaires en 2018. Car, depuis la fin du plan Transform 2012-2014, qui n'a pas permis de réduire l'écart avec Lufthansa ou IAG, les mesures de baisse de coûts ont été marginales au sein d'Air France (d'où la création de Joon qui n'est que la traduction des difficultés d'Air France à se réformer), tandis que les concurrents ont continué à avancer. Dans un rapport récemment remis au Comité central d'entreprise (CCE) d'Air France que La Tribune s'est procuré, le cabinet Secafi explique que l'objectif de maîtrise des coûts unitaires n'a pas pu être tenu en 2017. Alors qu'Air France avait pour ambition de les réduire de 1,5% sur l'année, les coûts ont augmenté de 0,2%. Hors effet de l'intéressement qui joue pour 0,6 point, l'écart reste de 1,1 point.

Dans ce contexte, une hausse de salaires de 5%, comme le demande l'intersyndicale en 2018 (à laquelle pourrait s'ajouter une hausse supplémentaire de 4,7% demandée par les pilotes), ne ferait qu'affaiblir la compagnie en cas de retournement de cycle. Le prix du baril ne restera pas éternellement autour de 70 dollars et le FMI voit déjà dans la phase de croissance économique actuelle les signes avant-coureurs de temps moins favorables. Pour autant, il est peu probable de voir arriver à court terme une crise de l'ampleur de celle de 2008-2009, ce qui laisse encore un peu de temps encore à Air France pour se préparer. Aussi, derrière la question salariale, Air France doit surtout prendre les bonnes décisions à l'occasion du prochain plan stratégique qui devrait être présenté en septembre. Concomitant à des mesures que pourrait prendre l'État pour alléger les coûts externes qui pèsent sur le transport aérien, ce plan sera peut-être la dernière opportunité de repartir de l'avant avec un modèle adapté pour affronter la concurrence.

La concurrence est beaucoup plus forte aujourd'hui

Car s'il y a bien une chose qui a changé entre 2018 et 2008, c'est le niveau concurrentiel, beaucoup plus dur aujourd'hui qu'il y a 10 ans.

La concurrence des low-cost sur le moyen-courrier est en effet sans commune mesure avec celle de 2008. Celle des compagnies du Golfe et des low-cost long-courriers aussi. En 2008, ces dernières venaient de jeter l'éponge sur l'Europe quand aujourd'hui, même si leur pérennité n'est pas encore assurée pour certains observateurs, elles sont une réalité sur le marché. Surtout, la concurrence de Lufthansa et de IAG est beaucoup plus forte aujourd'hui : ils sont non seulement plus rentables, mais aussi plus avancés dans la consolidation européenne qu'Air France-KLM. En 2008 Air France-KLM était suffisamment solide pour jouer un rôle moteur en matière d'acquisitions, alors qu'aujourd'hui, faute de moyens, le groupe est spectateur de la nouvelle étape de la consolidation du ciel européen, à l'exception d'une prise de participation prévue dans Virgin Atlantic.

Pour rappel, en 2007, Air France-KLM était le numéro 1 européen et comptait étendre sa suprématie, non seulement en augmentant fortement ses capacités, mais aussi à coup d'acquisitions. A cette époque-là en effet, Air France-KLM avait les reins suffisamment solides pour proposer à son allié américain Delta d'entrer à son capital pour la conforter dans sa sortie de faillite et sa fusion avec Northwest, mais aussi pour envisager de prendre le contrôle d'Easyjet, se lancer dans le rachat d'Alitalia, qui se soldera par une prise de participation de 25% début 2009, mais aussi pour racheter la petite compagnie VLM, basée à London City Airport, pour défier sur ses terres British Airways. Symbole de ce sentiment de puissance, Air France se sentait suffisamment fort pour ouvrir des vols directs entre Londres-Heathrow et les Etats-Unis, la vache à lait de son rival britannique. Aujourd'hui, la donne est complètement différente. Alors qu'en 2008 le groupe Lufthansa se limitait à la compagnie éponyme et à Swiss, et que le projet de regrouper British Airways à Iberia dans le holding IAG allait être lancé en juillet 2008, les deux rivaux d'Air France ont multiplié les opérations d'acquisition et de diversification pour être aujourd'hui des groupes multiformes présents de façon significative sur tous les marchés.

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