Air France  : un "gâchis" sans surprise

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  2662  mots
Jean-Marc Janaillac (Crédits : CHARLES PLATIAU)
Avec ce conflit social qualifié de "gâchis" par Jean-Marc Janaillac, le PDG d'Air France-KLM, ce dernier va laisser le groupe et Air France dans une situation aussi calamiteuse que celle qu'il avait trouvée lors de son arrivée en 2016 : l'entreprise est coupée en deux, la relation avec KLM est au plus bas et la compétitivité d'Air France n'a quasiment pas évoluée.

Une entreprise déchirée, une relation entre Air France et KLM qui n'a jamais été aussi proche de la rupture avec des Hollandais excédés par la situation rocambolesque à Air France, une compétitivité intrinsèque qui fait du surplace : avec ce conflit salarial perdu face aux syndicats qui le pousse à quitter prématurément la présidence d'Air France-KLM et d'Air France, Jean-Marc Janaillac laisse le groupe et la compagnie française dans une situation aussi calamiteuse que celle qu'il avait trouvée lors de son arrivée en juillet 2016. La situation est peut-être même plus grave encore qu'il y a deux ans dans la mesure où l'environnement concurrentiel, déjà féroce avec la concurrence des compagnies du Golfe et des low-cost européennes, s'est durci depuis, avec l'arrivée des low-cost long-courriers à Paris, le développement accéléré des compagnies à bas coûts sur le réseau régional français et le coup d'accélérateur de Lufthansa et de IAG (British Airways, Iberia, ...), en matière de consolidation, à laquelle Air France-KLM est cantonné au rôle de spectateur.

Les pilotes ont été caressés dans le sens du poil

Ce bilan est terrible et probablement injuste pour Jean-Marc Janaillac mais, comme il l'a dit lui même dans d'autres circonstances, « c'est à la fin du marché que l'on compte les bouses de vaches ». Il y a encore trois mois, Jean-Marc Janaillac pouvait donner l'illusion qu'il avait gagné son pari : les résultats financiers 2017 du groupe -certes portés par un environnement favorable et la performance de KLM-, culminaient à un niveau record (1,9 milliard d'euros de résultat d'exploitation avec les nouvelles normes comptables), les alliances stratégiques en Inde, en Chine et sur l'axe transatlantique, ponctuées par l'entrée dans le capital du groupe de Delta et China Eastern (10% du capital chacun) et par celle à venir d'Air France-KLM dans Virgin Atlantic, renforçaient la place du groupe dans le concert international, tandis que la création de Joon, une filiale produisant à des coûts inférieurs à ceux de la maison-mère à la suite d'un accord signé avec les syndicats de pilotes, donnait le sentiment que la paix sociale était restaurée après les conflits incessants sous l'ère du précédent PDG, Alexandre de Juniac. Avec le plan de flotte prévu, cet accord replaçait Air France dans une perspective de croissance et de reprise d'embauches de pilotes (près de 800 au cours des prochaines années), tout en permettant de remonter la production d'Air France par rapport à KLM comme l'exigeaient depuis des années les pilotes, que Jean-Marc Janaillac s'est attaché à caresser dans le sens du poil depuis son arrivée. Un peu comme KLM qui lui a pourtant refusé d'entrer dans son conseil d'administration.

Une paix sociale de façade

Et pourtant, cette paix sociale que devait incarner le plan Trust Together lancé fin 2016 (« la confiance ensemble ») n'était que pure façade. Elle n'avait pu tenir jusque ici qu'à travers des actes de diplomatie, des concessions, voire des reculades pour éviter d'ouvrir un nouveau front dans une entreprise habitée par des syndicats à fleur de peau, avec un SNPL dont l'intransigeance et la dureté avait contraint le précédent PDG, Alexandre de Juniac à démissionner pour prendre la direction de la puissante Association internationale du transport aérien (IATA).

Les actes sont nombreux. Ils ont même commencé avant la prise de fonction de Jean-Marc Janaillac puisqu'en juin 2016, à quelques jours de son arrivée, il est intervenu pour faire lever une grève des pilotes, en retirant la mesure qui les faisait grogner. Quelques mois plus tard, en novembre 2016, face aux protestations des syndicats, la direction renonça à étudier l'hypothèse de filialiser l'activité de maintenance, évoquée quelques jours plus tôt dans le plan Trust Together. Enfin, cette volonté d'apaisement se constata tout au long de la négociation sur les conditions de création de la compagnie Joon qui, de l'avis même de nombreux pilotes, ne leur demande que très peu d'efforts. Dans ce dossier, Jean-Marc Janaillac n'était pas en première ligne. Il était même souvent agacé par les concessions lâchées par la direction d'Air France.

Mais il s'est laissé convaincre. Face à un SNPL aussi dur, qui ne partage pas le constat de la direction sur la situation d'Air France et de l'environnement concurrentiel, y-avait-il d'autres voies sachant la confrontation tentée par son prédécesseur s'était soldée par une impasse? Cette absence de constat partagé est fondamental. Tant qu'il ne sera pas résolu, Air France restera dans les turbulences.

Paris vaut bien une messe, diront certains. Cet accord sur Joon avait néanmoins l'avantage de remettre la compagnie en mouvement après trois ans d'immobilisme depuis la grève de 15 jours des pilotes en septembre 2014. Il permettait aussi d'apaiser les esprits et de repartir sur des bases plus saines. Dans la perspective de l'élaboration d'un plan stratégique à 5 ans à partir de 2019, incluant des mesures lourdes (restructuration du court-courrier, développement de la low-cost Transavia, création éventuelle d'une activité low-cost long-courrier), cela pouvait faire sens.

La stratégie d'apaisement a volé en éclats

Il n'en fut rien. Cette stratégie d'apaisement a volé en éclats sur le délicat sujet des augmentations salariales, sur la première position de fermeté de la direction à l'égard des pilotes. Cette question n'avait pas été traitée l'an dernier avec les pilotes dans l'accord de création de Joon. En fin d'année, les syndicats de pilotes l'ont remise sur la table en demandant une hausse des grilles salariales de 10,7% pour rattraper, notamment, le gel des grilles salariales depuis 2011 (mais pas des rémunérations qui, pour l'essentiel des pilotes, ont augmenté du fait du GVT, glissement vieillesse technicité, des augmentations individuelles et des promotions). La revendication se composait d'une hausse des grilles de 6% ; le solde correspondant à une contrepartie à des mesures spécifiques.

Début décembre, dans un courrier, Franck Terner, le directeur général d'Air France, leur a adressé une fin de non-recevoir en rappelant que la hausse des grilles de salaires ne pouvait juridiquement se négocier en dehors des négociations annuelles obligatoires (NAO), auxquelles participent toutes les catégories du personnel. En revanche, il a proposé de négocier un vaste accord gagnant-gagnant en échangeant, comme l'a fait Lufthansa, des hausses de salaires contre des mesures permettant à l'entreprise de gagner en efficacité. Une réponse qui ne convenait pas au SNPL. Ce dernier s'est employé à mobiliser les autres syndicats -trop contents de pouvoir compter sur la puissance de feu des pilotes- pour faire front commun dans les négociations annuelles obligatoires (NAO).

Quand elles ont débuté en février, Jean-Marc Janaillac estimait, et son conseil d'administration aussi, qu'une augmentation de 1% des grilles salariales, assortie d'augmentations individuelles de 1,4 % en moyenne pour le personnel au sol (près de 2% pour les navigants) et d'un doublement de l'intéressement à 60 millions d'euros, constituait une proposition raisonnable conciliant les intérêts des salariés et celle de l'entreprise, 2,5 fois moins rentable que Lufthansa et 3 fois moins que British Airways.

Pour lui, impossible d'accorder près de la moitié du bénéfice d'exploitation 2017 (588 millions d'euros) en hausse de la masse salariale comme le demandait l'intersyndicale en réclamant une augmentation de 6% des grilles pour la seule année 2018 hors GVT, augmentations individuelles...(aujourd'hui elle demande +5,1%) pour rattraper le niveau d'inflation perdu depuis le gel des grilles salariales en 2011.

« Sur quatre ans, cela fait un milliard d'euros », rappelait récemment Jean-Marc Janaillac. « Cela mettrait en danger Air France en cas de retournement de l'environnement alors que le prix du baril remonte », ajoutait-il en se souvenant du précédent de 2008, quand Air France, à la suite d'une forte hausse des salaires, est entrée la plus mal préparée dans la crise financière.

Lire ici : L'exemple inquiétant de 2008 plane sur le conflit salarial

La direction a pêché dans l'analyse du risque. A l'heure où la compagnie affichait sa meilleure performance financière, cette proposition d'augmenter les grilles de 1% en 2018, signée par la CFDT et la CFE-CGC, a été perçue comme une provocation par les autres syndicats. Regroupés dans une intersyndicale pilotée par le SNPL prêt à jouer les pyromanes, ils ont appelé à la grève.

Proposition d'accord pluriannuel

En plein conflit, une dernière proposition à 2% de hausse en 2018, accompagnée d'une hausse de 5% de 2019 à 2021 fut le dernier mot de la direction. Convaincu que les salariés ne cautionnaient pas cette grève relativement peu suivie, Jean-Marc Janaillac a voulu contourner l'intransigeance de l'intersyndicale en consultant directement les salariés comme l'avait fait Christian Blanc, le PDG dAir France en 1994. Et mettant sa démission dans la balance, il a voulu peser sur le vote, convaincu que les salariés ne prendraient pas le risque de le voir partir. Cela n'a pas été le cas. Selon des cadres, il y a aussi un vote rejet de la personne du PDG et de l'équipe de direction dans les 55% ayant à la surprise générale voté « Non » à cette consultation. Notamment chez les PNC qui n'ont pas digéré que Joon recrute sur le marché des hôtesses et stewards 40% moins chers.

« Jean-Marc Janaillac a fait un très bon travail, c'est indéniable mais, s'il n'était pas antipathique, il était un peu distant, assez froid. Il n'a pas su créer un lien avec les salariés, or il faut qu'un PDG soit visible », analyse un très bon connaisseur du groupe.

A posteriori, le risque de la consultation peut paraître inutile alors que l'essoufflement de la mobilisation autorisait un pourrissement de la grève. D'autant plus que, contrairement à ce qu'espérait le SNPL, le gouvernement, occupé par le dossier de la SNCF, n'était pas intervenu pour contraindre la direction à céder comme il l'a si souvent fait dans le passé.

Anne-Marie Idrac tient la corde pour assurer l'intérim

Et maintenant ? Le conseil d'administration annoncera dans la foulée de l'assemblée générale du 15 mai une « solution de gouvernance de transition ».  A la demande du conseil, Jean-Marc Janaillac a accepté de rester en poste jusque-là. Selon certaines sources, la nomination d'un administrateur du groupe pour assurer l'intérim tient la corde. Au regard de la composition du conseil, Anne-Marie Idrac apparaît comme la seule possibilité. Ancienne secrétaire d'Etat aux transports, présidente de la RATP, de la SNCF ou encore de l'aéroport de Toulouse, cette femme de 67 ans a l'avantage d'avoir baigné dans l 'environnement des transports, d'être « Macron-compatible » et relativement appréciée des Hollandais représentant KLM. Selon Le Monde, c'est d'ailleurs elle qui devrait assurer l'intérim.

Trouver quelqu'un pour venir dans ce bourbier sera compliqué. Trouver quelqu'un de compétent le sera encore plus. D'autant plus que le poste est mal payé par rapport aux entreprises équivalentes du secteur. D'un montant fixe de 600.000 euros annuels et la possibilité de la doubler en rémunération variable, la rémunération du PDG d'Air France-KLM est largement inférieure aux 4 millions de livres gagnés en 2017 par Willie Walsh, le directeur général de IAG (il avait même gagné 8,8 millions en 2015, avec tous les bonus).

Evidemment, le nom de Fabrice Brégier, l'ancien Président d'Airbus Commercial Aircraft, fait rêver certains. Certes, ce dernier est libre aujourd'hui depuis son départ forcé d'Airbus, mais pas sûr qu'il souhaite venir dans cette galère, qui-plus-est à ce niveau de salaire. Forcément, le nom de Lionel Guérin, va revenir. Ancien directeur délégué, professionnel reconnu du transport aérien, et candidat malheureux au poste de PDG d'Air France ou d'Air France-KLM pour des raisons « politiciennes », il est très apprécié d'un grand nombre de salariés. Mais ce dernier risque de toujours susciter l'hostilité de certains membres du gouvernement et de la direction qui furent autrefois ses rivaux au sein du groupe. D'autres pensent à Frédéric Gagey, aujourd'hui directeur financier d'Air France-KLM. Mais s'il est apprécié des Hollandais, il symbolise pour les pilotes les années "Juniac" puisqu'il était le PDG d'Air France quand Alexandre de Juniac était patron d'Air France-KLM.

Pour certains, la nomination du PDG de KLM, Pieters Elbers, pourrait être une solution. Si ses qualités sont unanimement reconnues, il n'a aucune chance d'avoir l'aval de l'Etat français. De plus, selon les statuts du groupe, un Hollandais ne peut pas prendre la tête du groupe. Ce dimanche, un ancien commandant de bord d'AOM, Fernand Danan, a indiqué avoir envoyé sa candidature à l'Etat.

Bref, la transition d'Anne-Marie Idrac pourrait bien durer assez longtemps et devenir à terme une solution pérenne. Si les syndicats demandent la fin des parachutages politiques, ils ne doivent pas se leurrer. Le président dont ils rêvent, celui qui pourrait dire qu'Air France n'a pas besoin de faire des efforts pour survivre, n'existe pas. Le casting doit être bon car Air France et Air France-KLM a besoin de stabilité managériale.  Cette succession de PDG depuis 2009 est d'ailleurs révélatrice des entreprises en difficulté qui peinent à s'adapter à un monde qui bouge.

La fin de l'intersyndicale?

Au-delà de la gouvernance, la question sociale à Air France est toujours bloquée. Malgré la démission annoncée de Jean-Marc Janaillac qui entraîne de facto la suspension de toute négociation dans l'attente de son successeur, l'intersyndicale a maintenu les grèves du 7 et 8 mai, malgré une mobilisation qui s'effrite encore (14,2% des pilotes environ), à l'exception des hôtesses et stewards (18%).

 Après le verdict des urnes vendredi, Philippe Evain, le président du SNPL, a indiqué qu'un terrain d'entente pouvait être trouvé entre la proposition de la direction (+2% en 2018) et celle de l'intersyndicale (+5,1%). En fait, cette « ouverture » s'explique par la motion votée vendredi au conseil du SNPL sans avoir connaissance du résultat de la consultation. Le conseil a en effet mandaté le bureau du SNPL « d'orienter » les négociations vers les demandes spécifiques des pilotes. Autrement dit de favoriser une négociation de manière bilatérale avec la direction et non de manière collective avec les autres syndicats. Pour ces derniers, le président du SNPL demande que la direction ouvre également des négociations bilatérales.

Que va faire l''Etat et les Hollandais?

Que va faire l'Etat ? La situation à Air France intervient en plein pendant les Assises du Transport aérien, censées prendre des mesures pour améliorer la compétitivité du pavillon français. Si certains estiment que le conflit risque de dissuader l'Etat de prendre des mesures favorables à une compagnie incapable de se réformer, d'autres estiment, au contraire, qu'il serait bien avisé d'alléger au maximum le boulet des taxes et des redevances pour calmer le jeu à Air France. En attendant, Bruno Le Maire s'est montré très dur ce dimanche à l'égard de la compagnie.

"L'Etat n'est pas là pour éponger les dettes, venir à la rescousse d'entreprises qui ne feraient pas les efforts nécessaires de compétitivité", a prévenu le ministre de l'Economie sur BFMTV. Et d'asséner: "Ceux qui pensent que quoi qu'il arrive, l'Etat arrivera à la rescousse d'Air France et épongera les pertes d'Air France se trompent.Si Air France ne fait pas les efforts de compétitivité nécessaires, qui permettront à ce fleuron national d'être au même niveau que Lufthansa ou que d'autres compagnies aériennes mondiales, Air France disparaîtra", a-t-il ajouté.

Enfin, dernier sujet et non des moindres. Que vont faire les Hollandais de KLM, excédés par la situation à Air France ? Certains estiment qu'ils pourraient tenter de quitter le groupe. « C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Si, juridiquement, la chose apparaît impossible à certains, d'autres rappellent que dans le business tout est possible.