Avez-vous un garage ? Le mythe darwinien du créateur

Par-delà les différences de pays ou de secteurs, de nombreuses biographies officielles d'entrepreneurs ou de managers présentent d'étonnantes similitudes. Un élément revient en particulier fréquemment : le démarrage de l'activité professionnelle dans un garage, une cave ou plus récemment dans une chambre. Aux États-Unis tout d'abord. Officiellement, c'est en 1939 que William Hewlett et David Packard ont fondé leur entreprise dans le garage de la famille Packard à Palo Alto, à proximité de l'université de Stanford. À l'époque, Bill Hewlett a 26 ans et Dave Packard, 27 ans. Plus récemment, Steve Jobs, William Gates ou Steve Ballmer ont aussi débuté dans un garage pour lancer Apple ou Microsoft. On retrouve des présentations identiques plus avant dans le temps. Par exemple, Andrew Carnegie, immigré écossais venu de Dunfermline, a commencé sans aucune formation comme simple télégraphiste avant de devenir un Tycoon de la sidérurgie. Henry Ford, quitte l'école à 18 ans pour rapidement créer son futur empire automobile.

La France propose aussi des exemples célèbres. Louis Renault débute dans le garage de la propriété familiale de Boulogne en 1898. Considéré comme un génie de la mécanique, il est aussi présenté comme un mauvais étudiant ayant raté l'École centrale. Avez-vous un garage ? Le mythe darwinien du créateur Charles Pathé, après une enfance malheureuse, débute sa vie professionnelle comme avocat. Rapidement, il entame une nouvelle vie en tant que présentateur de phonographes dans des foires. Il crée en 1896 la société Pathé avec son frère Émile et, dès 1913, il est millionnaire. François Pinault est souvent présenté comme le fils d'un marchand de bois d'origine paysanne ayant quitté l'école à 16 ans sans diplôme. Citons en Espagne, Amancio Ortgea Gaona, fondateur de Zara ; en Allemagne, Ferdinand Porsche qui débute son activité d'ingénieur dans la cave de ses parents en fabriquant un générateur d'électricité.

Explication toute prête

L'anthropologue C. Levi- Strauss fournit plusieurs éléments pour comprendre comment fonctionne un mythe. Un mythe est une explication toute prête sur l'organisation du monde. Il sert à montrer certains faits ou certaines logiques sociales et à dissimuler les autres. Son efficacité repose sur plusieurs caractéristiques : un mélange de faits réels et d'éléments irréalistes ; il n'a pas d'origine exacte, ni d'ailleurs de témoin précis, ce qui facilite sa diffusion ; il représente symboliquement un monde parfait. Il sert à structurer le savoir et les valeurs d'un individu et d'une communauté. Du coup, le mythe en délimite les frontières et les modalités d'intégration ou d'exclusion. Le mythe du « garage » donne au moins deux séries de messages.

Premier message : un monde des affaires qui marche et est légitime. Ce mythe fournit d'abord une explication de l'organisation sociale et des règles du monde des affaires ou des marchés nationaux et mondiaux. L'entrepreneur à succès est un aventurier. En creux, il est suggéré que les règles de promotion sociale et professionnelle du capitalisme reposeraient avant tout sur le mérite individuel ou le travail. Bref, des critères « démocratiques ». Cela signifie enfin que la réussite est accessible à tout individu intelligent et dynamique qui se donne la volonté et les moyens de réussir. A contrario, le mythe cache la question des origines sociales ou de la mobilisation de réseaux ou d'institutions par l'entrepreneur, son parcours, sans doute fait aussi de négociations, conflits ou trahisons.

Peu de choses sont dites, en revanche, sur la façon dont l'entrepreneur a acquis un ensemble de compétences techniques, commerciales ou administratives. Bref, beaucoup moins d'autodidactes, de fils d'ouvrier ou de paysan ou de créateurs pauvres et plus logiquement un processus de sélection et de reproduction des élites économiques nationales et internationales.

Principe de sélection

Second message : une vision mythique de l'innovation. Avec le mythe du garage, est aussi mise en avant une vision de l'innovation, de ces acteurs et de ses réseaux. À l'instar du savant fou et isolé, l'entrepreneur en herbe est un innovateur qui, par son être, ses projets et son savoir pratique, s'oppose au conservatisme supposé du milieu des affaires ou de la science. Il rejette des institutions académiques ou des enseignements jugés trop théoriques ou trop éloignés des besoins ou de la société. Bref, autant d'éléments qui brideraient l'innovation et l'invention. L'innovateur est aussi l'inventeur d'un nouveau monde. Mais il y a aussi l'idée qu'en définitive, dès lors qu'il a raison, le « petit » va triompher du « grand ». Enfin, les innovations effectuées autrefois par le créateur d'entreprise ne peuvent être discutées puisque leurs résultats sont visibles et évaluables aujourd'hui. De ce point de vue, le mythe valide le principe de sélection et d'efficacité « darwinien » du système économique et technologique. Il légitime par conséquent la prise de risque et les choix organisationnels et stratégiques sur le créateur. Moins en revanche l'importance du travail en équipe, le poids des chercheurs ou des institutions dans la constitution d'une compétence collective.

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