Les ambitions de l'économie solidaire

<b>LE CONTEXTE -</b> Longtemps regardée comme une utopie, l'économie sociale et solidaire a le vent en poupe. Elle le doit d'abord à un bilan incontestablement positif qui prend une valeur d'autant plus remarquable en ces temps de crise.<br /> <b>LES ENJEUX -</b> Son poids l'impose désormais comme un acteur clé de la vie économique. Son défi majeur°: conserver ses valeurs tout en continuant de se développer.
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On la dit capable de nous sortir de la crise, de résorber le chômage, de faire avancer le développement durable, de réinventer un modèle social plus respectueux des citoyens... Bref, l'économie sociale et solidaire (ESS) est parée de toutes les vertus au regard des turpitudes reprochées à l'économie dite « classique », celle des capitaux et des actionnaires. Mais, que regroupe ce nom d'économie sociale et solidaire?? L'ESS, c'est avant tout un statut juridique qui mêle mutuelles, sociétés coopératives, associations et fondations. Le Crédit agricole et les caisses d'épargne y côtoient Emmaüs et le groupe SOS. La Scop Acome s'y retrouve avec le comité Vendôme, association qui regroupe de grandes enseignes de la luxueuse place parisienne... Des réalités pour le moins disparates. Le statut ne faisant pas office de vertu, l'ESS préfère se définir par ses valeurs : solidarité, gestion démocratique et participative, dont la recherche du profit est absente ou limitée, et dont les actions répondent à tous les stades aux critères du développement durable.

Combattre la crise de l'emploi

Argument massif des acteurs de l'ESS : le secteur représente en France 10,3?% de l'emploi, dont le rythme a crû de 2?% par an depuis 2008. « Notre dividende, c'est l'emploi », argumente Christian Sautter, président du réseau de financement solidaire France Active. Les entreprises sociales savent créer de l'emploi là où l'État et les collectivités ne savent plus le faire seuls : dans les territoires fragiles comme les zones rurales, les quartiers sensibles, les bassins en reconversion. Mais aussi pour des personnes en situation de vulnérabilité sociale, physique et psychique que l'entreprise « classique », porteuse d'une vision réduite de la rentabilité, ne sait pas intégrer et employer.
Avec une moyenne de création de 50?000?emplois par an, souvent non délocalisables et d'utilité sociale, l'ESS présente l'avantage de répondre à la crise qui ronge la France. L'ESS propose un soutien salvateur à la création d'emplois dans l'économie classique par le biais de l'insertion. Ainsi du groupe Archer (Romans), créé en 1987 autour d'une association qui aidait les chômeurs de longue durée à retrouver un emploi. Il est aujourd'hui un groupe diversifié (services à la personne, déchets, bois, fibre optique, etc.) passé de 165?salariés à 315?salariés en cinq?ans, avec un chiffre d'affaires de 9,1 millions d'euros. Dans les zones les plus démunies, souvent délaissées par le privé, l'ESS peut par ces activités d'insertion, de formation, d'enseignement et de portage de projets, enlever une épine du pied aux pouvoirs publics. « Une partie importante de l'ESS crée des emplois pour des personnes en chômage de longue durée, malheureusement de plus en plus nombreuses », constate Christian Sautter.

Changer le rapport à l'économie

En se préoccupant de l'intérêt général, en réallouant dividendes et bénéfices entre tous les collaborateurs, l'ESS invite clairement à penser autrement les rapports entre les agents économiques. Un modèle plus participatif, régi par davantage de proximité. « Il n'y a plus le consommateur d'un côté et le producteur de l'autre, l'épargnant d'un côté et l'investisseur de l'autre. Leurs intérêts deviennent mutuels, chacun intervient dans la décision d'autrui », indique Elena Lasida, responsable du master Économie solidaire et logiques du marché à l'Institut catholique de Paris.
N'étant pas un groupement de capitaux mais de personnes porteuses d'un projet d'intérêt collectif, l'ESS se trouve moins exposée aux dérives individualistes. « Un certain nombre d'institutions financières, même parfois d'entreprises, ont par cupidité pris des chemins dangereux?», indique Christian Sautter. Un argument de plus qui montre que l'ESS est « vertueuse par rapport à l'économie spéculative ». Son objectif n'est en rien le profit financier, il est de concilier l'économique et le social par un ensemble de pratiques. « L'ESS est une manière d'entreprendre où les personnes sont au centre des préoccupations et non la rémunération du capital. Ce qui prime, c'est le projet économique au service du citoyen », juge ainsi Béatrice Delpech, déléguée générale de la Conférence permanente des coordinations associatives (CPCA). La rentabilité n'y est pas pour autant taboue, mais tout excédent doit être réaffecté dans le projet de l'entreprise, soit pour la consolider, soit pour la développer, sans jamais perdre de vue la finalité sociale et environnementale du projet.
L'ESS n'est ainsi plus le seul territoire des associations, mais devient celui d'entreprises qui éclosent avec de nouveaux enjeux. « Notre hôpital Jean-Jaurès, dans le 19e arrondissement de Paris, n'est pas un établissement pour pauvres. C'est un hôpital en pointe comme un autre, se défend Jean-Marc Borello, patron fondateur du groupe SOS. Nous proposons des prestations en pointe mais accessibles à tous. Mais comme dans nos crèches ou nos maisons de retraite, on paye en fonction du quotient familial. »C'est donc un nouveau rapport à la richesse que l'ESS, de par son utilité sociale, suscite chez ses acteurs. « L'objectif d'une entreprise d'insertion, quel que soit son métier, est de créer de l'emploi. Une entreprise classique, son problème est d'augmenter ses marges et de faire baisser sa masse salariale. Le choix de l'une ou de l'autre est donc lié au rapport que l'on entretient avec l'enrichissement personnel. Si seuls les dividendes m'intéressaient, j'agirais autrement », poursuit Jean-Marc Borello.

Inventer de nouveaux liens sociaux

L'ESS démontre que l'économie n'est pas seulement une activité génératrice de revenus ou créatrice de richesse, mais qu'elle « fait société » en pensant le lien social.En apportant des réponses nouvelles à des besoins nouveaux ou de meilleures réponses à des besoins anciens, l'ESS prouve aussi sa capacité à innover.
Vitamine T, l'une des plus importantes entreprises d'insertion de l'ESS, vient de trouver le moyen de recycler des écrans plats. Le recyclage est sans doute l'un des domaines où l'ESS est le plus en pointe. Ainsi de la plate-forme Eqosphère lancée par Xavier Corval, un Sciences Po lassé de l'économie classique. Il a fait mettre au point un logiciel qui va permettre de réunir et d'optimiser la chaîne d'acteurs autour des produits jetés et/ou invendus au service d'une revalorisation de ces gisements. « Auchan, Carrefour, tous les grands distributeurs sont intéressés par une approche positive d'un problème qui jusqu'ici n'avait pas trouvé de solution », explique Xavier Corval. À l'autre bout, des associations joueront les appels d'offres. « Ce qui fait communauté, c'est le sens que l'on donne à l'action et les valeurs portées par cette action », précise l'entrepreneur social.
Le commerce équitable, lui-même acteur de l'ESS, introduit de son côté de nouveaux modes de consommation, mais aussi une nouvelle pratique du commerce avec la juste rémunération des petits producteurs. C'est aussi à une réflexion sur l'impact environnemental et sociétal que sont invités les fournisseurs, et qui participe à une prise de conscience générale. Plus que des pansements ou de la réparation, l'ESS invite donc à créer de nouveaux potentiels : «?La démarche n'est pas tant d'aider les individus qu'à les amener à créer ensemble », précise Elena Lasida. Elle relie en réalité toutes les classes de la population, par des circuits courts animant le tissu économique local. L'épargne solidaire (lire pages?19 et 25), de son côté, joue un rôle actif en permettant de financer les initiatives de l'ESS par de l'investissement en capital direct, de l'épargne salariale et individuelle. L'épargnant devient ainsi investisseur. La France compte aujourd'hui 900?000?épargnants solidaires, selon Finansol, pour un encours d'épargne de 2,6?milliards d'euros.

Faire évoluer notre société

C'est aussi une nouvelle façon de travailler : les organisations sont plus transversales avec un management qui laisse davantage de place à l'autonomie et à la responsabilité de chacun. À commencer par les 25?000?coopératives françaises où une personne égale une voix. Chacun dispose du même droit de vote, quel que soit son apport financier, et nul ne peut prendre le contrôle de la structure, la propriété étant indivisible. Toutes les organisations de l'ESS ont en commun d'être gouvernées sur un mode démocratique.
En faisant le lien entre l'économie et la société, l'ESS offre aux projets qu'elle englobe une finalité sociale, voire sociétale. Et pointe du doigt à quel point l'économie doit se construire avec la société qui l'entoure, et de quelle façon elle l'impacte. Si elle ne remplace pas la politique sociale de l'État, elle permet aussi de penser autrement le rôle de l'État face à la société. « C'est une contribution au bien commun plus que la recherche d'un intérêt privé, une sorte de tiers secteur situé entre l'État et le marché privé, un entre-deux parfois inconfortable », précise Elena Lasida.
D'où la notion émergente d'entrepreneuriat social, dans laquelle on retrouve des entreprises classiques ayant une finalité sociale ou sociétale, et qui vient bousculer les fondements habituels de l'ESS.

Maximiser l'intérêt d'un collectif

Ce qui fait sa force autant que sa difficulté à se définir, c'est sa façon bien à elle de créer des liens improbables entre une multitude d'acteurs. Tout de suite, elle « fait » réseau. Si l'économie classique est fondée sur le fait que chaque acteur cherche à maximiser son profit, l'ESS cherche, à plusieurs, à maximiser l'intérêt d'un collectif dans un maillage parfois complexe d'interdépendance. Charge à elle ensuite de pérenniser son envol pour instaurer un nouveau modèle de société. Une vision utopiste qui n'est pourtant pas dénuée de sens au regard de son développement exponentiel ces dernières années. « L'ESS est utopiste. Mais il faut une utopie pour vivre, on ne peut pas transformer le monde sans utopie », revendique Elena Lasida.
À court terme, toutefois, le pragmatisme est de mise. Attention donc à « l'illusion héroïque » préviennent certains. « Si elle sert à créer une économie vertueuse, éloignée de la vie sociale, cela ne sert pas à grand-chose. Aujourd'hui, ce qui questionne l'ESS, c'est sa capacité à dialoguer avec l'économie classique », estime Jean-Marc Brûlé, élu du conseil régional d'Île-de-France et président de l'Atelier (centre de ressources pour les entrepreneurs sociaux).L'efficience économique de l'ESS est désormais scrutée par les cabinets conseils. Elle est aussi sommée de prouver sa performance sociale, au même titre que l'économie classique reste attachée à la performance financière. La création récente d'un ministère de l'Économie sociale et solidaire, qui entend doter l'ESS d'un label pour clarifi er son domaine d'expertise, devrait l'y aider.
 

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