« Les bulles sont la contrepartie de l'innovation »

LE MoNDE D'APRÈS Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision du monde de l'après-crise. Une version longue est accessible sur Latribune.frinterview Marc de Scitivaux« Le monde ne sera jamais plus comme avant », a dit Nicolas Sarkozy. Quels seront ses principaux changements ?Je ne crois pas que la crise marquera de rupture particulière, même si elle a été exceptionnelle par son ampleur. Car, au fond, elle résulte d'une cause des plus banales que l'on retrouve régulièrement dans les crises précédentes : l'émergence puis l'éclatement d'une bulle construite sur un accès trop facile à de l'argent peu cher. De 2004 à 2007, les excédents commerciaux chinois comme les excédents pétroliers ont été massivement investis dans des obligations gouvernementales américaines ou européennes, faisant baisser les taux longs à des niveaux historiquement très bas. Résultat : les gestionnaires d'actifs, qui gèrent les retraites dans les pays industrialisés et qui vont avoir à faire face à l'arrivée à l'âge de la retraite d'une importante génération de baby-boomers, ne trouvaient plus dans ces obligations les rendements suffisants : ils se sont massivement reportés sur d'autres produits de taux réputés être à faible volatilité. Les banques ont répondu à cette demande en développant la titrisation, qui leur permettait de toucher des commissions d'intermédiaire sans mobiliser de fonds propres, ce qui leur donnait la possibilité de dégager une rentabilité des capitaux investis exceptionnelle. Mais, ce faisant, le métier d'analyse de risque individuel a disparu au profit d'une autre approche, celle des agences de notation, qui, par construction, sont très dépendantes du passé. Un coût de l'argent beaucoup trop bas et une mauvaise appréhension des risques ont produit un mélange détonant.Vous dédouanez donc Alan Greenspan ?Oui, car il a relevé dix-sept fois les taux de juin 2004 à mai 2006 sans aucun résultat sur les taux longs. C'est plutôt son successeur qui a cessé de les relever beaucoup trop tôt, en juillet 2006, alors que la croissance du crédit hypothécaire continuait d'accélérer. L'erreur de Greenspan a plutôt été de croire qu'une mise en garde aux banques serait suffisante pour qu'elles ralentissent l'octroi de crédits. L'« homo economicus » étant, pour lui, rationnel par nature, mieux vaut laisser aux opérateurs de marché le soin de trouver les nouvelles règles?Mais des éclatements de bulle, il y en a eu d'autres. Pourquoi, cette fois, tant de ravages ?Pour deux raisons. D'abord, la modification des règles comptables à partir de 2002 a décuplé les pertes : pour une même perte de sous-jacent, le système de comptabilisation à la valeur de marché a généré dans certains cas neuf fois plus de provisions que dans les systèmes précédents. Ensuite, les exigences prudentielles de fonds propres des banques en fonction de la notation des actifs par les agences ont multiplié par quatre les besoins de fonds propres quand la note des actifs était abaissée. Avec des exigences pareilles, aucun système financier au monde n'aurait résisté à une récession de cette ampleur. En clair, les systèmes comptables et prudentiels ont transformé un éclatement de bulle classique en un véritable tsunami financier.N'y a-t-il pas quelque chose de pervers dans ces marchés financiers ?La théorie libérale sous-entend que la supériorité du marché tient à ce que le prix sur un marché libre exprime la synthèse parfaite de toutes les informations en circulation. Or cette crise a montré qu'une trop grande financiarisation pouvait entraîner une déconnexion importante entre le prix de marché d'instruments financiers et la valeur réelle de leurs sous-jacents.Peut-on attendre un monde nouveau de cette crise ?Non, la formation des bulles est consubstantielle à l'innovation. Une régulation qui espérerait empêcher l'euphorie venant avec l'innovation serait inapplicable. Il n'y a donc pas de système pour empêcher les bulles. Comment s'en protéger ? En adoptant un comportement personnel « sage ». Seulement, pour les gérants, il ne faut pas avoir raison trop tôt en dénonçant la formation d'une bulle car, si la hausse continue au-delà de douze mois, les clients n'acceptent jamais de ne pas gagner d'argent quand les autres en gagnent. Et finissent immanquablement par quitter le porteur de mauvaises nouvelles. On touche bien au c?ur de la nature humaine, mue par la peur de passer à côté d'un profit : c'est le moteur de toutes les bulles. Si on veut l'empêcher, on empêchera l'initiative.Aucune leçon ne pourra donc être tirée de la crise ?Fondamentalement, aucune ! Même si on peut penser que le grand mouvement initié par la révolution libérale de l'ère Reagan et Thatcher a atteint un point extrême. Nous n'allons pas manquer de connaître un effet de balancier dans l'autre sens, dans lequel la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés et à des bénéficiaires extérieurs (environnement, etc.) va progresser au détriment de celle restant aux actionnaires ou/et aux dirigeants. L'idée de création de valeur pour l'actionnaire ne sera plus aussi populaire. Or l'histoire montre que l'économie suit toujours l'idéologie?Propos recueillis par Valérie SEGONDDemain, suite de notre série avec l'interview d'André Comte-Sponville
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