« Une nouvelle alliance entre la société et le marché »

Le monde d'après Chaque jour, cet été, un témoin de l'actualité livre sa vision de l'après-crise. Aujourd'hui, Philippe Lemoine, président de LaSer (Lafayette Services), décrit trois crises dans la crise et croit en l'émergence d'un autre monde économique. La version longue de l'interview est sur Latribune.fr.interview philippe lemoine Président de LaSer et du Forum d'Action Modernités La crise a-t-elle changé le monde ?Nous sommes dans une mutation profonde. Derrière le mot crise, il y a deux idées très différentes. La conception économique classique des cycles nous amène à nous demander où on en est ? et ce qu'on peut faire pour remonter. Les plans de relance visent un horizon court : sortir de là le plus vite possible. C'est important mais insuffisant. La deuxième vision est fondée sur l'idée d'une « rupture » dans notre modèle de croissance. Dans le monde d'avant, la finance était gouvernée par l'endettement et l'excès de liquidités et l'industrie était structurée par l'automobile. C'est justement là où s'est produite la crise. Aujourd'hui, il est essentiel de faire le bon diagnostic et d'avoir une vision de long terme, de penser l'avenir. L'approche du grand emprunt nous inscrit dans le long terme et nous oblige à réfléchir sur les vraies priorités.Oui, mais cela ne nous ramène-t-il pas vers une forme d'économie planifiée ?Cette critique est fondée, mais à bien y regarder, tous les grands sujets d'avenir reposent sur une concertation entre l'État et les grands acteurs économiques, pour définir une position commune à quinze,vingt ans. L'important est que ce grand emprunt qui fera supporter des dettes supplémentaires aux générations futures rapporte plus à ceux qui vont le rembourser. Non seulement en argent, même si la rentabilité des projets compte, mais aussi en bien-être, en services collectifs. A quoi ressemblera le monde d'après ?Il faut partir de ce qui est en crise dans la crise. Notre analyse, au Forum Action Modernités, est que nous vivons trois crises en même temps. Une crise de la valeur et de la mesure de la valeur. Le capitalisme est devenu le monde de la démesure. Il a fait sauter tous les thermomètres. Les nouvelles normes comptables étaient une tentative de compromis entre la création de valeur pour l'actionnaire (« shareholder value ») et les intérêts des parties prenantes de l'entreprise (les « stakeholders »). Tout cela a volé en éclats. Ce n'était déjà pas évident de fixer la valeur d'une chose ? prenez l'exemple d'un billet d'avion ! ?, cela devient encore plus difficile. Aussi la question de l'immatériel se repose. Comment prendre en compte dans un bilan le capital client, la marque? Personne n'a de réponse claire, ce qui est un facteur d'imprévisibilité.La deuxième crise est celle du corps propre de l'entreprise. Pendant des années, on a comparé les valorisations en regardant les multiples de capitalisation, la rentabilité, les dettes? L'important pour les investisseurs était la conformité d'une entreprise à un secteur. On peut sortir de ce système et aller chercher d'autres valeurs. Danone a choisi de se définir non plus comme groupe agroalimentaire, mais comme un leader mondial de la santé par l'alimentation. Apple est-il un groupe informatique, de musique en ligne, de médias ? Ce n'est plus son sujet : ce qui lui sert de lien avec ses clients, c'est le design. Apple, c'est une entreprise qui vend de l'esthétique. Dans un monde complexe, on rassure par la simplicité et le fonctionnement intuitif. Cette bascule des stratégies des entreprises ne fait que débuter. On trouve en Bourse des primes d'incomparabilité. Et la troisième crise dans la crise ?C'est celle du rôle joué par les individus dans le système économique. C'est l'émergence du conso-acteur, qui impose une plus grande imbrication entre l'acte de production et celui de consommer. Les comportements changent et modifient en profondeur les modèles économiques traditionnels. Tout le monde prend conscience qu'il ne faut pas gaspiller les ressources. Les jeunes sont structurés comme cela.Tout cela peut produire des esquisses de solutions à la crise. On pourrait avoir des surprises, comme le développement de l'économie solidaire, le « social business » à la façon de Muhammad Yunus, le banquier des pauvres. Pas tant sur l'idée morale de faire le bien, que sur le fait que l'entrepreneur solidaire doit chaque jour arbitrer entre le marché et le gratuit. Il ne s'agit pas pour le capitalisme de renoncer au profit mais de revenir à la base de l'accumulation du capital : plutôt que de distribuer le bénéfice aux actionnaires, il est plus rentable de le réinvestir. Il faut réincorporer la société dans l'économie. L'industrie automobile en est l'incarnation. Symbole de l'économie industrielle, elle n'a rien vu venir des changements de la société. Depuis plusieurs années, pourtant, deux visions s'opposent : celle du productivisme selon laquelle on allait vendre toujours plus de voitures ; et celle des urbanistes qui s'échinaient à dire que ce mode de vie nous conduisait droit dans le mur écologique. La tentation n'est-elle pas plutôt de revenir au monde d'avant ?C'est vrai, aux États-Unis, la titrisation de crédits à la consommation est repartie. La capacité de résilience du système est considérable. Ce sera comme avant ou peut-être même pire qu'avant, de crise en crise. Un autre monde économique est possible. Pour le faire émerger, nous croyons beaucoup à la notion d'alliance. Il faut pousser les gens à s'allier pour définir des projets. Une association entre une grande entreprise, des PME et des ONG peut produire le meilleur, changer la représentation que l'on a du prix des choses. Il faut une nouvelle alliance entre la société et le marché.Et sur le terrain politique ?La politique doit apprendre à gérer le temps, plutôt que l'espace. Il n'y a pas deux Rome. Il faut inventer un système politique qui ne soit pas seulement du pouvoir, mais qui crée de l'autorité. L'autorité acceptée et légitime libère l'audace.Propos recueillis par Philippe MabilleDemain, fin de notre série avec l'interview d'Henri Proglio
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