« L'idée même de progrès

Lorsque la crise actuelle s'est déclenchée, nombre de commentateurs ont établi un parallèle avec celle de 1929. Cela vous semble-t-il pertinent??Contrairement aux États-Unis et à l'Allemagne où elle a créé par un effet de surprise un mouvement de panique générale et entraîné rapidement un chômage de masse, la crise de 1929 n'a pas eu de conséquences immédiates en France, en raison d'une économie moins centrée et moins polarisée sur quelques activités. Cela n'est d'ailleurs pas sans évoquer la situation de l'Italie d'aujourd'hui. Il n'en reste pas moins qu'à l'époque, quelque 150 établissements bancaires provinciaux ont dû mettre la clé sous la porte.Mais, à mes yeux, la crise d'aujourd'hui par rapport à celle de 1929 exprime davantage le symptôme de certains retournements de l'Histoire connus mais qui ne sont pas toujours reliés les uns aux autres. Le premier de ces retournements est la perte générale de la confiance dans le mythe de la croissance économique ininterrompue, perçue comme une évidence historique. Cette croyance, qui a été véhiculée entre autres par le marxisme, a été remise en cause.Dans un monde qui cherche à tout prix à produire, on s'est retrouvé avec des surcapacités de production, et pas seulement une surproduction, à résorber. Or les différents plans mis en place par les États pour accroître le pouvoir d'achat des consommateurs de la future croissance sont insuffisants. Et ce n'est pas la « positive attitude » aux États-Unis ou les cataplasmes sociaux en France qui vont y remédier. Car avec la précarisation croissante du salariat, qu'il suffise d'évoquer le cas des intérimaires, et la hausse du chômage, les consommateurs ont de moins en moins de pouvoir d'achat pour soutenir cette future croissance. Le cas du secteur de la construction automobile avec son déséquilibre entre l'offre et la demande est à cet égard emblématique. La crise agit donc avant tout comme un révélateur, voire un accélérateur.Aujourd'hui, l'idée même de progrès, qui s'était imposée comme une évidence à travers le mouvement social, est mise en doute. Par exemple, le rôle de l'État providence s'est effrité sous l'effet de la désindustrialisation de l'Occident qui a commencé dans les années 1970. Déjà en 1974, la crise pétrolière avait agi comme un détonateur en montrant que la suprématie de l'économie occidentale commençait à être contestée par une mondialisation dont l'expression n'existait pas encore. La disparition de l'URSS, avec ce qu'elle impliquait comme projet global, avec les nationalisations, la planification, l'étatisation, le plein-emploi, a révélé une faillite. Le mouvement social européen est désormais désarmé, ce qui ne signifie pas ? loin s'en faut ? qu'il ne recèle pas un fort ressentiment face aux excès de la finance, mais il manque un débouché théorique et idéologique. Dans le même temps, le mouvement de désindustrialisation de l'Occident s'est traduit par une financiarisation de l'économie dont la crise manifeste un point culminant.Ce phénomène ne date pas d'aujourd'hui, cela fait depuis plus de quarante ans qu'il est à l'?uvre notamment avec la réduction en nombre de la classe ouvrière. Dès 1947, le PCF sent que le mouvement social lui échappe, à l'époque, il glorifie le travail et non plus la grève, ni la révolution. On assistera au même phénomène en Italie. Par ailleurs, l'expérience soviétique a également fait l'objet d'une remise en cause avec Budapest et Poznan en 1956, Prague en 1968, puis l'apparition des dissidents en URSS, en particulier Alexandre Soljenitsyne, affaiblissant le mythe de l'URSS libératrice. Mais l'URSS restait un recours sinon un modèle. Je me souviens qu'en 1971, en Italie, l'organisation d'extrême gauche Lotta Continua menaçait les patrons de Fiat d'appeler les « Cosaques » pour leur faire entendre raison?!Un autre retournement différencie cette crise de celle de 1929?: la perte de statut de l'État-nation, qui était le drapeau d'une société, représentait un des objectifs de l'Histoire. Même les peuples qui s'étaient révoltés contre leurs colonisateurs le faisaient au nom de l'État-nation, c'était là l'origine des insurrections. L'État-nation était le cadre. En concurrence, on assiste à une montée en puissance de la religion. Ainsi l'islamisme extrême met en cause l'État-nation, qui brise l'unité de l'islam. Aujourd'hui, on a une guerre en Afghanistan, au Pakistan, et elle gagne la Corne de l'Afrique. En Occident, cela se manifeste par la place prise par les communautés, on ne se définit plus comme citoyen mais comme appartenant à une communauté. Dans ce cas aussi, c'est un retournement historique puisque les communautés préexistaient aux États-nations. Chez nous, c'est l'Europe qui contribue à dissoudre l'État-nation, même si celui-ci se revigore à chaque difficulté.Enfin, il y a un retournement historique qui révèle d'autres aspects de la crise?: celui de la démographie. Jusqu'à il y a peu, c'était l'Europe qui « exportait » ses hommes. Pensons à l'Italie, longtemps une terre d'émigration, maintenant c'est elle qui accueille des immigrés, notamment en provenance de l'Europe de l'Est. Il faut savoir qu'aujourd'hui 70 % des médecins travaillant dans les hôpitaux en Grande-Bretagne sont des ex- « colonisés », en majeure partie indiens. Leurs collègues britanniques sont dans le privé quant ils n'ont pas eux-mêmes émigré aux États-Unis?! En France, on assiste au même phénomène en mineur pour les infirmières. Il s'agit là d'un début d'inversion culturelle?: les ex-colonisés soignent les ex-colonisateurs. Aux États-Unis, le même mouvement est à l'?uvre avec le rôle croissant joué par les Noirs et les immigrés mexicains. C'est là aussi une rupture majeure dans le cours de l'Histoire.La crise de 1929 avait été suivie quelques années plus tard par des conflits majeurs. N'y a-t-il pas un risque semblable dans un proche avenir??On risque surtout de voir se multiplier les conflits régionaux. Il y ceux traditionnels qui perpétuent le mouvement de l'Histoire, avec le soulèvement de la population indigène contre l'« indépendance colon », c'est-à-dire contre le pouvoir des anciens colons. Les exemples les plus frappants de ce phénomène se trouvent en Amérique latine, avec les Indiens qui accèdent aux pouvoirs, comme par exemple en Bolivie. Mais on a aussi des mouvements de deuxième type, lorsque la revendication d'indépendance fait apparaître des oppositions de minorités, comme par exemple les Abkhazes avec la Géorgie, ou encore les Ouïgours en Chine. Ces conflits perpétuent le passé.En outre, il y a également des conflits de type nouveau, liés à la religion. On a vu l'apparition d'un islamisme extrême conquérant à travers un expansionnisme constant pour lequel il s'agit moins de prendre le pouvoir que de le contrôler. Il s'agit davantage de vouloir faire appliquer la charia que d'accéder au gouvernement. On le voit à l'?uvre dans une bonne partie de l'Asie et de l'Afrique, de l'Indonésie au Nigeria. Il y a enfin un troisième type de conflit potentiel lié aux ressources naturelles. L'enjeu majeur je le vois d'ailleurs davantage à l'avenir pour l'eau que pour le pétrole, dont le partage ne cesse de se négocier.Y a-t-il des raisons de rester optimistes??Le problème majeur est qu'on continue d'augmenter les capacités de production à travers le monde. Et donc on accroît le mal. La Chine et l'Inde en particulier le font non seulement dans le domaine des biens de consommation mais aussi dans celui de la matière grise. Sinon l'Afrique peut représenter une soupape pour l'économie mondiale, c'est, si j'ose dire, encore un espace relativement vierge. Il y a aussi l'exemple du Brésil, dont l'économie est multiforme, avec ses régions qui ont chacune leur dynamisme propre. Je suis également optimiste pour la Russie, dont on sous-estime, en particulier en France, la capacité intellectuelle et culturelle qui peuvent lui donner à l'avenir bien des avantages.Certains évoquent également le progrès de l'ignorance et de l'irrationalité, en particulier à cause d'Internet. Partagez-vous ces craintes??À l'évidence, la connaissance est diffuse, parcellaire, et Internet y participe, imposant un monopole du savoir par le non-savoir, on peut y lire n'importe quoi. À titre d'exemple, j'ai trouvé sur la Toile une fiche qui disait que j'étais colonel de réserve de l'armée soviétique, alors que j'ai été soldat du 6e bataillon alpin?! Car si la croyance dans les bienfaits du progrès demeure, en revanche, ses techniques de plus en plus sophistiquées risquent de nous détruire. Demain : Felix Rohatyn, ex-dirigeant de la banque Lazard et, depuis 1997, ambassadeur des états-Unis en France.
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