Les « Eliott Ness » de la DG concurrence

« Allô, Christian, ils sont là ! chuchote une voix au bout du fil. - Qui ça : ?ils? ? demande l'autre. - La Commission, précise le premier. - Il parlait si doucement et si craintivement que j'avais l'impression qu'il m'appelait caché sous son bureau », se souvient Christian Riis-Madsen. L'avocat répondait ce matin-là à un client chez qui venait de débarquer une équipe d'enquêteurs de la Commission européenne. « Un ?dawn raid?, c'est toujours un choc », assure ce Danois basé à Bruxelles.Le scénario est toujours le même. Vers 8 ou 9 heures, quatre ou cinq fonctionnaires européens, accompagnés de confrères de l'autorité de concurrence locale, se présentent à la réception d'un site : siège social, filiale ou usine, avec un mandat en main. Ils consentent en général à attendre une petite heure avant de commencer à ouvrir les tiroirs, fouiller les dossiers, photocopier les agendas, siphonner les mails en branchant leurs ordinateurs sur les serveurs. Le raid peut durer plusieurs jours et se déroule simultanément « en moyenne dans quatre à dix sites, avec un maximum de vingt-cinq », selon la Commission. Une simultanéité essentielle pour éviter la destruction de documents. Depuis qu'une équipe est arrivée à 11 heures au lieu de 9 après s'être égarée dans la banlieue d'une ville allemande, une note interne exige des enquêteurs qu'ils louent des voitures... avec GPS. « C'est l'équivalent d'une descente de police », explique l'associé d'un grand cabinet. Une descente menée parfois, comme pour l'antiterrorisme ou la grande criminalité, en parallèle sur trois continents. Les crimes par excellence que pistent ces enquêteurs en col blanc : les cartels. Mais les opérations de concentration peuvent aussi occasionner des descentes.Être « courtois et ferme », tel est le mot d'ordre pour les hôtes involontaires des enquêteurs. Les tentatives d'obstruction ou même les simples maladresses peuvent coûter jusqu'à 1 % du chiffre d'affaires. E.ON, le géant allemand de l'énergie, a ainsi été condamné à payer 38 millions d'euros, après que, dans la nuit du 29 au 30 mai 2006, le scellé apposé sur la porte de la salle de réunions où les inspecteurs entassaient les documents saisis, fut déplacé. Le groupe dément avoir voulu récupérer des documents compromettants et avance les explications les plus rocambolesques : la femme de ménage aurait décollé par erreur l'énorme scotch (54 cm2 de surface !) à cause d'un produit très puissant, les vibrations provoquées par les allées et venues des salariés auraient déplacé le scellé et celui-ci, « trop vieux », aurait cédé. E.ON a fait appel. Les juges de Luxembourg n'ont pas encore tranché. Après des inspections menées en avril dernier, Suez Environnement a aussi fait l'objet d'une enquête pour bris de scellés dans sa filiale Lyonnaise des Eaux.Les entreprises organisent leur défense. Le vade-mecum proposé par un cabinet à ses clients recommande de « ne pas refuser l'entrée aux enquêteurs et les regrouper dans une salle de réunions, sans document ni téléphone, en attendant l'arrivée du responsable de l'entreprise ». « Mais c'est un peu comme les consignes en cas d'incendie. On les lit une fois, on les range et on les oublie », explique une ancienne de la Commission devenue consultante. Croyant bien faire, une réceptionniste a un jour enfermé à clé toute l'équipe dans la salle de réunions pendant deux heures... en attendant l'arrivée des responsables, raconte James R. M. Killick, associé chez White & Case. « Le vrai problème se pose quand l'entreprise n'avait même pas idée que cela puisse arriver », note Christian Riis-Madsen. Les avocats s'organisent pour rallier les sites visés au plus vite, s'engageant même à « être là dans l'heure qui suit l'arrivée des enquêteurs, quel que soit le site en France », selon l'associé de Fidal. Certains vont jusqu'à organiser des simulations, à la demande de leurs clients. « On arrive en disant qu'on est de la Commission, on se fabrique de fausses cartes. C'est un peu limite », consent une avocate.Les (vraies) descentes se sont accrues depuis la mise sur pied, en 1996, d'un programme de clémence, sur le modèle des États-Unis. Son principe : celui qui dénonce a droit à une immunité partielle ou complète, à l'instar de Lufthansa dans la récente décision sur le fret aérien qui pourrait coûter 310 millions d'euros à Air France-KLM. Bruxelles a ainsi ses « balances », comme les appelle l'associé d'un grand cabinet. « En général, ils savent dans quels bureaux aller directement et quels mots-clés utiliser pour aspirer les mails et les pièces jointes », raconte Frédéric Puel, associé chez Fidal. Une bonne moitié du CAC 40 a déjà subi les descentes de la « DG Comp » qui cible, en moyenne, 50 à 100 sites par an. À raison de quatre à dix sites visités par raid, ce sont quelques dizaines d'entreprises par an en Europe qui ont droit à une visite surprise.Dans le face-à-face entre shérifs de la concurrence et personnel, les avocats jouent les temporisateurs, tout en s'efforçant de comprendre ce que cherchent les premiers. « Il est vivement conseillé de les accompagner, mais il faut trouver le juste milieu et ne pas les suivre partout de façon compulsive », indique James R. M. Killick. « On ne peut pas répondre à la place des entreprises, juste interrompre un moment le feu roulant des questions quand, par exemple, les enquêteurs posent des questions fermées », explique Frédéric Puel. Objectif : éviter les réactions épidermiques, comme celle de ce responsable commercial qui déchiquette un document sous les yeux de fonctionnaires atterrés. L'avocat a dû plonger dans la poubelle et recoller les morceaux. Une autre fois, il a fallu tenter, en vain, de récupérer auprès de l'opérateur du BlackBerry, RIM, les messages qu'une cadre avait fébrilement « nettoyés » avant que les enquêteurs lui réclament son petit appareil. Dans un autre cas, il s'est agi de convaincre un directeur commercial vers qui convergeaient les soupçons après deux jours de fouille. En déplacement à l'arrivée des enquêteurs, il refusait de venir. Il demandait 1 million d'euros à son entreprise à titre d'« assurance » au motif qu'il aurait agi sur ordre et qu'il était « grillé ». S'il ne parlait pas, l'entreprise aurait été tenue responsable de comportement non coopératif.« Beaucoup de gens se croient très malins. Mais en fait, il reste toujours une trace, une preuve quelque part », dit Christian Riis-Madsen. En somme, se préparer est utile mais le mieux est encore de ne rien avoir à se reprocher.Florence Autret, à Bruxelles
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