La Bourse, une espèce en voie de disparition

En Europe, la directive Marchés d'instruments financiers (MIF), en vigueur depuis 2007, a parachevé le processus trentenaire de privatisation des échanges boursiers et des institutions qui les organisent. Elle a substitué au modèle de marché centralisé walrasien qui organisait, sous la tutelle des autorités publiques, la concurrence formellement égale entre intermédiaires et la publicité de leurs échanges, un véritable « marché pour les marchés ». Depuis lors, la concurrence entre Bourses privatisées, systèmes privés de négociation, et quelques grandes banques internationales sert une complexité financière dont on n'interroge plus aujourd'hui l'utilité sociale. Plutôt que verser dans une sorte de déterminisme technologique qui ferait de l'informatique la force motrice de l'histoire boursière récente, il faut d'abord rappeler que l'anomie actuelle est la conséquence directe des politiques de déréglementation mises en oeuvre ces vingt dernières années, avec le soutien intéressé des grandes institutions financières. Force est de constater, ensuite, que l'on est loin de l'enchaînement vertueux de la théorie qui a légitimé ces politiques : la concurrence entre dispositifs de négociation abaisserait les coûts des transactions, ce qui augmenterait la liquidité dont l'accroissement contribuerait, in fine, par l'abaissement du coût du capital. « Les marchés actions ne financent plus l'économie. Ils sont, comme l'admet un banquier, faits pour permettre aux professionnels d'arbitrer les amateurs » (« Le Figaro », 11-10-2010), sans que les régulateurs n'y puissent rien. Devant la Commission d'enquête parlementaire sur la spéculation, le président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), Jean-Pierre Jouyet, l'a admis : « Nous ne sommes plus à même de remplir notre tâche fondamentale de surveillance des marchés financiers. »Dans ce contexte de concurrence déréglée, certaines Bourses fusionnent pour reconquérir leur position dominante, sans la dimension publique qui l'accompagnait jadis. La Bourse de Paris a d'ailleurs été pionnière, en participant, dès 2000, à la création d'Euronext, avec Amsterdam et Bruxelles, rejointes après par Lisbonne et la Bourse londonienne de produits dérivés (Liffe). En 2006, Euronext a préféré s'allier avec New York plutôt que l'opérateur boursier allemand. Ni les actionnaires historiques d'Euronext satisfaits d'avoir bien vendu leurs participations, ni les gouvernements (alors que le Premier ministre français se faisait le héraut du « patriotisme économique »), sans même parler de la Commission européenne, incapable d'envisager une autre politique que le laisser-faire, ne se sont donné les moyens pour éviter une fusion qui a vite transféré outre-Atlantique le commandement du nouvel opérateur boursier. Après trois années de réorganisation qui ont consisté, en Europe, à privilégier son ancrage londonien, la direction américaine de Nyse-Euronext a décidé, au lendemain de la Saint-Valentin, de convoler avec Deutsche Börse. C'est un incontestable succès pour l'opérateur boursier francfortois : il récolte les fruits de sa stratégie (l'intégration de toutes les activités depuis la négociation au règlement-livraison, en passant par la compensation) et de la vigilance du Land de Hesse qui, jusqu'à présent, a conservé la main sur « sa » Bourse, par le biais d'un arrangement juridique baroque. Pour Paris (a fortiori pour Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne), cette fusion constitue un camouflet, annonciateur d'une marginalisation qui n'est pas sans rappeler la fin des Bourses régionales, en France, dans les années 1990. La stratégie transnationale du nouvel ensemble bénéficiera à une poignée de banques et fonds d'investissement, seuls à même de profiter des opportunités de spéculation que l'opérateur boursier leur propose : colocation des serveurs informatiques, réduction des pas de cotation, gestion de dark pools... les profits de l'hyperliquidité pour les happy few ; les affres de la liquidité fragmentée, avec son lot d'indétectables abus de marché, pour tous les autres : intermédiaires de second rang, émetteurs noyés dans une cote pléthorique, gestionnaires d'actifs et régulateurs nécessiteux.Le mariage entre Nyse-Euronext et Deutsche Börse couronne la promotion bornée de la concurrence. Il démontre aussi qu'on n'a pas tiré les leçons de la crise. La constitution de multinationales de la finance est difficilement compatible avec la mise en place de règles qui permettent de contrôler l'activité des institutions financières. Une politique boursière alternative devrait se donner pour objectif de contenir et ordonner la liquidité financière. Dans cette perspective, les Bourses doivent, d'abord, retrouver un privilège juridique en contrepartie de l'accomplissement d'une mission d'intérêt général : la centralisation des informations concernant les transactions sur les titres inscrits à leurs cotes. C'est là, l'enjeu véritable de la révision de la directive MIF. Ce nouveau statut permettrait aux Bourses de recouvrer leur fonction : celle d'auxiliaires de l'échange. Ensuite, les autorités publiques doivent infléchir la stratégie des opérateurs boursiers pour qu'ils satisfassent les besoins spécifiques des places financières dans lesquelles ils opèrent. Leurs filiales locales sont d'ailleurs souvent des entités juridiques qui prévoient la consultation des utilisateurs locaux et, surtout, l'action unilatérale des autorités : qu'il s'agisse du statut d'institution financière spécialisée de la Bourse française ou du rôle du Land de Hesse dans la gouvernance de la Bourse de Francfort.Plutôt que se demander de quel pays la méga-Bourse sera le champion, les pouvoirs publics (régionaux, nationaux et internationaux) devraient recourir aux moyens dont ils disposent pour que les Bourses accomplissent de nouveau leur fonction : contenir et ordonner le commerce du capital sur un territoire donné.(*) Les auteurs sont signataires du « Manifeste des économistes atterrés » (https://atterres.org/).
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