Le destin de la BNF face à Google

C'est à travers de deux livres, parus cette semaine, que Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France (BNF) de 2002 à 2007, et Bruno Racine, son successeur dont le mandat arrive à échéance, confrontent leur vision de l'avenir du livre et du patrimoine écrit en français dans l'univers numérique. Et, bien évidemment, de la place que doit y tenir Google et son immense entreprise de numérisation des fonds des bibliothèques dans le monde. Un projet, annoncé à la fin 2004 qui compte déjà 12 millions d'ouvrages numérisés. À un Jean-Noël Jeanneney appelant au sursaut défensif de l'Europe contre l'hégémonie de Google sur l'accès au savoir, répond un Bruno Racine prenant acte de l'avance décisive de Google et annonçant l'avènement de l'écran comme « la porte d'entrée naturelle au texte ». Querelle d'anciens et de modernes ? Clivage gauche-droite ? L'historien Jean-Noël Jeanneney et l'énarque Bruno Racine partagent néanmoins une même ambition : l'accessibilité et la visibilité de la culture française dans le monde numérique. C'est cet enjeu qui a motivé Jean-Noël Jeanneney à pousser un premier cri d'alarme dès 2005 face au nouveau projet de Google, puis à écrire la première édition du présent ouvrage. Le débat fut alors vif dans le monde politico-culturel et le président d'alors de la BNF avait poussé à la construction d'une première digue : le projet de bibliothèque numérique européenne. Las, lorsqu'il apprend dans les colonnes de « La Tribune », durant l'été 2009, que son successeur s'apprête à conclure un accord avec Google pour lui confier les fonds à numériser, Jean-Noël Jeanneney relance la bataille aux quatre coins du monde. D'où la troisième édition augmentée de son livre, qui vient de paraître.En réponse, Bruno Racine ne ménage pas son détracteur en rappelant que ce pourfendeur de Google avait lui-même, en son temps, entamé des discussions avec Microsoft. Il y a certes dans ce débat par livres interposés une affaire personnelle : le dépit de l'un de voir renier les positions qu'il avait défendues en 2005 ; le plaidoyer du second, candidat à sa propre succession à la BNF, se justifiant d'avoir pris langue avec Google sans céder aux exigences du géant, au nom du réalisme. Mais l'opposition porte aussi sur le fond. Jean-Noël Jeanneney fustige « le vrac », les résultats désordonnés que donnera spontanément l'algorithme de recherche de Google Livres à une requête d'ouvrages, par exemple sur la Révolution française, qui peut mettre en « tête de gondole » des ouvrages anglo-saxons mineurs. Sans vision pédagogique, à l'inverse de tout travail de guide ordonné que doit offrir une bibliothèque, fût-elle numérique. Pour sa part, Bruno Racine défend l'idée d'une numérisation « de masse » d'où « naîtront les outils qui permettront de l'exploiter de la manière la plus intelligente ». Il précise en outre que la pertinence des réponses « est fonction étroite de la requête ». L'autre désaccord fondamental porte sur la nature même de Google, comme acteur économique. Une entreprise capitaliste cotée vivant de la publicité et en situation de quasi-monopole pourra toujours être tentée de faire payer ses services et ce, de plus en plus cher, selon Jean-Noël Jeanneney. Pour Bruno Racine, cette vision s'appuie sur « une méconnaissance de la spécificité de Google ». La gratuité « n'est pas un appât commercial pour Google mais sa composante essentielle », poursuit-il. Le fait même que des millions d'internautes utilisent le moteur de recherche et cliquent sur les liens qu'il propose explique qu'il fonctionne si bien. « Google cherche à créer de l'intelligence collective et à mettre la puissance collaborative au service d'autrui et de ses propres intérêts. Loin d'agir en monopole classique, il serait l'exemple même de l'avènement d'un « capitalisme cognitif », assure le président de la BNF. Même si ce dernier reconnaît que la firme américaine tente de « lever des barrières pour se protéger de ses concurrents ». Ce débat, qui dépasse nos frontières, pourrait être tranché en France dans un sens propre à réconcilier les deux auteurs. Plus de 100 millions d'euros du grand emprunt seront consacrés à la BNF pour accélérer son plan de numérisation, déjà le plus avancé en Europe. Ce qui devrait lui permettre de négocier d'égal à égal avec Google des échanges de fichiers, au lieu de lui céder, contre son offre de numérisation gratuite, l'exclusivité de l'indexation dans son moteur de recherche des fichiers numérisés. C'est la recommandation de la mission Tessier, en charge de la réflexion sur la numérisation du patrimoine. Jean-Noël Jeanneney admet, dans la présente édition, que le projet d'un moteur de recherche européen a échoué. Mais sa méfiance envers Google a été entendue par les pouvoirs publics... Et Bruno Racine aussi, qui prône un partenariat « exigeant » avec Google. Isabelle Repiton« Google et le nouveau monde », par Bruno Racine, Plon, 150 pages, 14 euros.« Quand Google défie l'Europe », par Jean-Noël Jeanneney, éd. Mille et Une Nuits. 217 pages, 14,90 euros.
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