Toute, toute première fois

« Ma découverte de la France a été eucharistique?: le pain et le vin?! » Voilà comment s'exprime Steven L. Kaplan, cet historien américain qui connaît l'Hexagone plus intimement que la plupart d'entre nous. Chaque phrase compte, chaque image fait mouche. Sa scène primitive, celle qui a orienté son destin, se situe au début des années 1960. Il est arrivé à Paris à 19 ans, un beau matin de mai, passablement ivre au sortir d'un charter pour étudiants qui servait l'alcool gratis. Logé dans une chambre de bonne, place Saint-Sulpice, il doit commencer le lendemain comme ouvrier dans l'usine des vins du Postillon, à Ivry-sur-Seine. En attendant, il a faim et cherche de quoi manger. Ses pas le conduisent rue du Cherche-Midi, il entre dans la première boulangerie venue. Cette première boulangerie de sa vie, c'est celle de Pierre Poilâne. Ce dernier n'est pas encore le plus célèbre boulanger de France, mais un simple petit commerçant de quartier. Devant les yeux affamés du jeune Américain s'étalent les croissants, les baguettes, les boules, les pains parisiens, formes et odeurs nouvelles pour lui. Il choisit un bâtard, et là... « Dans mes mains, la forme était agréable, trapue, un peu dodue. Je sentais sous mes doigts que c'était croustillant. Le pain américain est blanc et mou, un prétexte pour tartiner du beurre de cacahuète. Je savais que ce que je voyais là était très différent. » Au hasard de sa promenade, il se retrouve au Luxembourg, la quintessence du jardin à la française avec ses statues, ses pelouses interdites, un plan d'eau, un château. Émerveillement, stupeur aussi de se voir réclamer un paiement pour avoir le droit de s'asseoir sur une chaise. « Mon souvenir est que j'ai ouvert le pain pour voir ce qu'il y avait dedans. Je l'ai porté à ma bouche alors qu'aujourd'hui je le porterais d'abord à mon nez. Mais je peux encore vous dire ce que j'ai ressenti, c'est une inscription proustienne. La croûte était mince, crépitante, caramélisée, la mie pulpeuse. Le goût évoquait la noisette doucement beurrée, entre salé et sucré. C'était BON?! » Sa voix s'élève, comme extasiée presque cinquante ans après. « Pendant tout mon premier été parisien, je suis allé de boulangerie en boulangerie, sans savoir qu'un jour j'y consacrerais un guide?!?(1) Hélas, le pain était rarement aussi bon que celui du premier jour. » Steven L. Kaplan, aujourd'hui professeur à Cornell et à Sciences po, est devenu un grand historien de l'Ancien Régime. Mais sa passion pour le bon pain a fait de lui l'un des plus grands experts de ce produit qui définit la France. Si seulement les Français savaient s'en souvenir?! Sophie Gherardi (1) « La France et son pain. Histoire d'une passion », entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac, Éd. Albin Michel, 2010, 540 p., 25 euros. ? Demain?: les macarons inédits de Pierre Hermé.
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