Gordon Brown, champion de la dépense publique

Constine ne le sait pas, mais il est la fierté des travaillistes. Âgé de 12 ans, attablé dans la superbe cantine de Mossbourne Community Academy, son collège, il fait l'éloge de son établissement. « Sur 10, je lui donnerais 9,9998. » Pourtant, il vient d'être puni. Ce soir, pour avoir poussé un camarade, il restera collé jusqu'à 18 heures. Mais il estime qu'il mérite sa punition. Et surtout, il se sent soutenu : « Jamais les profs ne nous laissent tomber ici. »Mossbourne Community Academy est l'une des grandes réussites des travaillistes. Construit à l'emplacement de l'ancienne « pire école du pays », comme l'avaient appelée les conservateurs dans les années 1990, l'établissement accumule les succès. Six ans après son ouverture, les trois quarts des élèves ont au moins un « A » au bac, un résultat largement au-dessus de la moyenne nationale. Pourtant, le collège est situé à Hackney, une banlieue très pauvre de l'est de Londres, où vit une large communauté d'origine jamaïquaine. Ce succès indéniable est bien évidemment mis aujourd'hui en avant par les travaillistes. En partie, il est dû au fait que l'établissement est une « académie », c'est-à-dire un établissement entièrement autonome : il peut gérer son budget (fourni par l'État) comme il l'entend, changer les contrats des professeurs, appliquer les méthodes disciplinaires qu'il veut.Tout cela compte. Mais la vraie différence est très simple : beaucoup d'argent a été injecté à cet endroit. Le bâtiment du collège a coûté 40 millions d'euros, construit par l'architecte de renom Richard Rogers. Cet afflux budgétaire est vrai dans toute la Grande-Bretagne : le budget de l'éducation a augmenté de 40 % en termes réels. La conséquence est simple : la taille des classes a diminué depuis l'arrivée des travaillistes au pouvoir (de 18,6 élèves par enseignants à 16,9) et de nombreux nouveaux bâtiments ont été construits. La même chose s'est produite dans la santé. Son budget a doublé depuis 1997, la plus forte progression depuis la création du NHS (services de santé gratuits) en 1948. Près de 200.000 médecins, infirmières et personnel hospitalier ont été embauchés !La présence de l'État s'est donc progressivement renforcée en Grande-Bretagne. En 1997, il pesait 37 % du PIB. Aujourd'hui, c'est 53 %, selon l'OCDE. D'après cette mesure, la Grande-Bretagne, bien malgré elle, a dépassé la Grèce, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, passant du 23e au 6e rang mondial en termes de poids de l'État. La France est juste devant, mais de peu. Sans le dire, la Grande-Bretagne est donc devenue une économie de style européen.Gordon Brown ne s'en vante pas, mais il est l'homme qui est derrière cette transformation, étant aux commandes de l'économie depuis treize ans. Initialement, cela ne devait pas être comme cela. Surnommé « monsieur Prudence », celui qui était alors chancelier faisait très attention aux dépenses budgétaires, qui affichaient même des excédents. La campagne électorale de 2001 et la promesse des travaillistes de s'occuper des services publics marqueront un tournant.Depuis, l'injection d'argent est impressionnante. Mais dans le même temps, les impôts n'ont guère augmenté. La conséquence logique est une hausse du déficit, avant même la crise. Avec la récession, et la brusque chute des recettes fiscales venant des banques et de l'immobilier, celui-ci s'est envolé à 12 % du PIB. Les travaillistes se défendent, affirmant que cet argent a constitué un nécessaire rattrapage pour des services publics qui étaient dans un état de délabrement avancé. Les chiffres leur donnent en partie raison. Les effrayantes listes d'attente pour se faire soigner ont été fortement réduites. En 1997, il fallait 200 jours d'attente avant de se faire opérer de la cataracte ; aujourd'hui, c'est trois fois moins.Dans l'éducation aussi, les progrès sont mesurables. La plupart des tests internationaux montrent que les élèves britanniques sont aujourd'hui meilleurs qu'il y a une décennie. Mieux encore : l'écart de réussite scolaire entre les étudiants les plus riches et les plus pauvres s'est (un peu) réduit. Personne en Grande-Bretagne ne conteste ce bilan, même s'il faut sans doute le modérer : l'amélioration dans la santé et l'éducation met aujourd'hui la Grande-Bretagne tout juste au niveau moyen de l'Europe. Mais les conservateurs attaquent sur un point très simple : une grande partie de cet argent aurait été gaspillée. « Comme tous les gouvernements travaillistes par le passé, celui-ci se retrouve finalement à court d'argent », répète l'opposition.Alors, l'argent a-t-il été bien dépensé ? Le gaspillage dans la santé est particulièrement pointé du doigt. « La productivité dans le NHS entre 1995 et 2008 a chuté, accuse le Centre for Economic Performance. L'incroyable augmentation du personnel n'a pas été suivie par une augmentation similaire des résultats. »L'explication est paradoxale : les travaillistes, qui voulaient éviter les gaspillages, ont imposé des « objectifs » chiffrés et précis aux médecins. Mais ceux-ci se sont avérés contre-productifs. Ainsi, les médecins sont sous pression pour recevoir un patient dans les quarante-huit heures ; en conséquence, ils refusent les rendez-vous au-delà de trois jours, afin d'éviter d'avoir de mauvaises statistiques. De la même façon, les urgences des hôpitaux doivent traiter les patients dans les quatre heures. Résultat, juste avant cette limite, les malades sont rapidement examinés, avant d'être classés « non urgents » et mis dans une autre liste d'attente.À cela s'ajoute une hausse du salaire des médecins, qui a été très mal négociée par le gouvernement, et un système informatique central, où 14 milliards d'euros ont été dépensés, mais qui ne marche toujours pas. Malgré de nombreuses tentatives, l'argent injecté dans la santé ne s'est pas accompagné de réformes efficaces.Le New Labour, malgré un langage moderne et ouvert envers le secteur privé, ressemble donc de très près à un gouvernement travailliste d'antan. Pour autant, ce n'est pas un échec : les services publics se sont vraiment améliorés. Et preuve que les Britanniques ne veulent pas revenir en arrière, les conservateurs promettent aujourd'hui de ne pas réduire les dépenses de santé. Gordon Brown a donc gagné la bataille intellectuelle pour renforcer les services publics. Mais il a échoué dans sa tentative de les réformer.Éric Albert, à LondresEn passe de perdre le pouvoir après treize ans de gouvernement, les travaillistes font face à la déception de leur électorat. Loin de la « troisième voie » de Tony Blair, ils se sont pourtant rapprochés du modèle européen, avec une forte relance budgétaire.
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