La Banque du Japon, ou l'agitation impuissante

Ne pas se fier aux murs gris et austères de la Banque du Japon (BoJ)?: ils abritent une bande de révolutionnaires?! La banque centrale japonaise vit dans l'expérimentation permanente depuis le début de la crise. « On peut dire que la BoJ est un pionnier pour tout ce qui est politiques monétaires non conventionnelles. En particulier l'utilisation de l'assouplissement quantitatif et d'achats d'actifs », résume un haut fonctionnaire de cette institution. Mardi 5 octobre 2010, elle créait encore la surprise en ramenant à zéro ses taux d'intérêt et en créant un fonds de 5.000 milliards de yens (43 milliards d'euros) destiné à financer des achats d'actifs comme des emprunts d'État, des billets de trésorerie et des obligations d'entreprises.Derrière cet activisme, le gouverneur de la Banque du Japon, Masaaki Shirakawa. Cet ornithologue survolté, aux commandes de la BoJ depuis 2008, manie autant l'humour que l'arsenal de la politique monétaire, sans états d'âme ni a priori?: « Les gens ont l'habitude de diviser les tenants de la politique monétaire entre les faucons et les colombes. Ça me fait de la peine pour les oiseaux... » regrette-t-il, caché derrière ses lunettes de « salaryman ».En vérité, la BoJ faisait figure d'exception depuis qu'elle avait abaissé pratiquement à zéro ses taux directeurs. Un régime d'exception maintenu quasiment sans interruption depuis neuf ans, tandis que le reste du monde, indifférent, poursuivait son cours, sous des taux positifs et un peu d'inflation.Depuis 2007, le monde semble à bien des égards s'être « japonisé ». Les taux sont ultrabas partout, et les États se préparent à des hausses de leur endettement similaires à celle du Japon pour faire face à leurs dépenses courantes. L'exception est en train de devenir la règle. Lorsque, le 16 décembre 2008, la Fed a ramené ses taux virtuellement à zéro, Paul Krugman, grand théoricien du « piège à liquidités » qu'était selon lui devenu le Japon, notait sur son blog?: « Ça y est. L'Amérique est devenue japonaise. » Mais pour la BoJ, cette crise venue d'ailleurs a ajouté un nouveau cercle à l'enfer dans lequel elle se débat. Les écarts de taux entre l'archipel et les autres économies avaient permis de gigantesques mouvements de capitaux du yen vers d'autres monnaies. Ces transferts, notamment par la pratique du « carry trade » (stratégies financières jouant des écarts de rendement entre les monnaies), avaient entraîné l'effondrement du cours du yen à un niveau historiquement bas. Une aubaine pour un Japon arrimé aux exportations pour sa croissance, et dont la monnaie ne cesse de grimper depuis quarante ans. Lorsque cette anomalie a disparu après que toutes les banques centrales eurent abaissé leurs taux, ce ballon d'oxygène s'est dégonflé, et le yen a repris sa course historique vers les sommets, étranglant les exportateurs. Depuis quelques mois, cette hausse s'accélère à cause de la banque centrale chinoise, qui achète massivement des bons d'État japonais pour diversifier son portefeuille de devises.La BoJ se retrouve donc désormais sommée de lutter contre le yen fort. Elle le faisait jusqu'ici sur ordre du ministère des Finances, qui a ordonné le mois dernier une intervention sur les marchés des changes?; depuis mardi, elle le fait aussi de sa propre initiative. « Nous ne pouvons théoriquement pas intervenir sur le change, mais si on considère que le cours du yen a un impact négatif sur l'économie intérieure, alors nous devons en tenir compte dans notre politique », explique-t-on à la BoJ. Mais cet activisme tient, hélas, de la gesticulation. Son seul mandat est d'assurer la stabilité des prix?: ils baissent depuis vingt ans...Les taux zéro aggravent peut-être la déflation au lieu de la combattre, car ils ont rendu le crédit gratuit et laissé perdurer des pans moribonds de l'économie. « Les taux zéro, c'est comme la drogue. Une fois qu'on y a goûté, on ne peut plus s'en passer », commente l'analyste Laurent Halmos, analyste Japon pour le fonds PIM. « Le Japon ne souffre pas d'un manque de liquidités. Les banques ne prêtent pas parce qu'elles n'ont pas assez d'argent, mais parce que ménages et entreprises ne veulent pas s'endetter. Le crédit bancaire des entreprises au Japon baisse depuis la nuit des temps », expliquait Patrick Artus, chef économiste de Natixis, récemment de passage à Tokyo. Quant à la question du yen fort, une intervention concertée des banques centrales du G20 pourrait peut-être réussir à le faire baisser?; mais un yen faible n'est dans l'intérêt d'aucune économie développée aujourd'hui. Toutes veulent soutenir leurs exportateurs. « La seule bonne nouvelle, c'est que le yen est fort », assure, en privé, Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne. Il suffit pour se convaincre de la futilité des efforts de la BoJ de consulter l'histoire?: « Entre janvier 2003 et mars 2004, les interventions gigantesques sur les changes n'ont pas eu d'effets spectaculaires?: après quinze mois, le yen était 9 % plus élevé », rappelle l'économiste Richard Katz. La BoJ joue en réalité l'infirmière du gouvernement japonais, dont les largesses publiques ont remplacé la demande privée, et fait exploser la dette japonaise en vingt ans de post-bulle. Seule institution épargnée par les scandales qui ont écorné les idoles du « modèle » japonais (ministère des Finances, etc.) depuis vingt ans, elle opère néanmoins sous les quolibets des hommes politiques, qui l'accusent d'inaction et fustigent son indépendance, sous-entendant que c'est elle qui a les clés du redémarrage de l'économie. Ces clés, c'est le monde politique qui les détient, lui qui ne corrige pas les déséquilibres internes entre offre et demande qui nourrissent la déflation. « Ils nous attaquent parce que la politique monétaire a un grand avantage?: elle est gratuite?! » explique notre haut fonctionnaire de la BoJ. Pionnière d'un monde à taux zéro, l'expérience BoJ a montré les limites de la politique monétaire. « La Fed américaine a tort de croire à l'arme monétaire pour lutter contre la déflation », estime Patrick Artus. La BoJ, exemplaire, donc. Comme toujours.Régis ArnaudLa semaine prochaine : la Banque d'Angleterre
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