« Dans les régimes autoritaires, nos ambassadeurs vivent une situation intenable »

STRONG>Tant avec la chute de Ben Ali qu'avec les événements qui secouent l'Égypte, on a le sentiment que la diplomatie française ne voit pas venir les basculements sur le terrain. Ce sentiment est-il fondé ?S'il y a bien eu un décalage dans l'évaluation du mécontentement populaire et de la rébellion de la rue, la nature du régime de Ben Ali a été très bien analysée, à tel point que sa description faisait partie de la feuille de route donnée par le Quai d'Orsay à chaque ambassadeur qui prenait ses fonctions à Tunis. Quant aux dépêches diplomatiques envoyées à Paris, elles n'étaient sans doute pas très différentes de ce que l'on trouvait dans la presse elle-même, et tout y était dit. L'erreur d'appréciation a en réalité porté sur la compréhension de la nature politique des événements.Nos ambassadeurs ont-ils suffisamment de recul par rapport à ces régimes autoritaires ?Dans les pays où la liberté de parole n'existe pas, la France a tendance à envoyer des personnalités consensuelles qui entretiendront de bonnes relations avec le pouvoir en place. Résultat : la situation de ces représentants peut se révéler intenable, en particulier lorsque les chefs de ces États paient des agences de communication, des avocats et d'anciens ministres pour faire leur communication, et ne craignent pas de s'adresser à l'Élysée pour faire rapatrier les ambassadeurs qui déplaisent. Pris en tenailles entre Paris, qui ne veut surtout pas de vagues, et les chefs d'État qui entretiennent des relations peu transparentes avec Paris, ils sont même parfois tétanisés. Alors qu'on a voulu confier aux ambassadeurs la coordination de toutes les actions de la France à l'étranger, tout se passe comme si leur statut s'était en vérité affaibli...Que s'est-il passé ?En fait, depuis les grandes manifestations culturelles jusqu'à l'aide publique au développement, nombre de domaines d'intervention échappent à leur coordination. La vérité est que nous ne sommes pas allés jusqu'au bout de la réforme : on a voulu conserver l'universalité du réseau diplomatique français, mais sans créer de hiérarchie entre les ambassades. Du coup, les intervenants se sont multipliés, et le statut des ambassadeurs s'est de facto affaibli.Le mode de formation de nos ambassadeurs est-il encore adapté ?Tout le système de sélection repose traditionnellement sur la promotion des bureaucrates, auxquels on enjoint d'en dire le moins possible ! Dès lors, ceux qui font le contraire sont en danger. Je dois néanmoins reconnaître que, depuis 2007, Nicolas Sarkozy a cherché à placer des ambassadeurs plus jeunes et plus opérationnels, en particulier dans les pays appartenant à « l'arc de crise » du Proche-Orient. Mais encore faut-il que leur activisme s'en tienne à des interventions humanitaires : dès qu'ils se mêlent de politique, et osent critiquer le régime, on siffle vite leur retour au vestiaire ! Il ne faut en aucun cas qu'ils gênent les manoeuvres de l'Élysée, qui, en dehors des situations de cohabitation, définit la direction de la politique étrangère. Sur ce plan-là aussi, il n'y a plus de contrepoids à l'hyper-présidence.La politique étrangère de la France ne vous paraît-elle pas ainsi plus cohérente ?La politique africaine de Nicolas Sarkozy a, en effet, une certaine cohérence : désormais, la France s'adresse à l'ensemble du continent et pas seulement à ses anciennes colonies ; elle a contribué à faire représenter l'Afrique au sein du G20 avec l'entrée de l'Afrique du Sud, et elle porte la voix de l'Afrique dans les négociations pour une réforme du conseil de sécurité de l'ONU. Enfin, Nicolas Sarkozy lui-même a fait en sorte d'être moins accessible aux interventions des chefs d'État africains que ne l'était Jacques Chirac. Le problème est davantage dans une mise en oeuvre de cette politique obscurcie par un maillage de relations peu transparentes, qui s'insèrent dans les microdécisions.Quel bilan tirez-vous des trois ans passés par Bernard Kouchner au Quai d'Orsay ?Quand il est arrivé en 2007, j'ai cru qu'il allait régénérer le corps des ambassadeurs, en l'ouvrant à la diversité, tout en lui confiant de véritables responsabilités. Or, s'il a pu contribuer à promouvoir des personnalités plus jeunes, sa réforme n'a été qu'un rendez-vous manqué. Il a, certes, eu très peu de marge de manoeuvre. Mais sachant cela, pourquoi donc est-il resté si longtemps ?Quel regard porte l'auteur de « Katiba » sur la manière dont la France a géré la question des deux otages français exécutés au Niger ?Dans ce cas, les choix de la France ont été les bons, même si l'issue a malheureusement été fatale. Les exigences des terroristes du Sahara, qui ne craignent pas la surenchère, sont impossibles à satisfaire. Pour éviter que d'autres ne soient pris à leur tour, nous sommes contraints de traiter nos ressortissants non en otages, mais en prisonniers de guerre.À regarder ce qu'il s'est passé en Tunisie et en Égypte ces derniers jours, comment, selon vous, tombent les dictatures ?L'histoire montre, comme en 1974 en Éthiopie ou en 1979 en Iran, que les dictatures s'écroulent non par la force de la rébellion populaire, mais par une faille dans la structure même de leur pouvoir qui finit par déclencher une dynamique interne de décomposition : c'est en général la division au sein du pouvoir qui constitue le ferment de la désagrégation. Car, si le pouvoir est véritablement homogène et soudé, comme il l'est aujourd'hui en Iran ou en Chine, et s'il trouve suffisamment de soutiens à l'extérieur, il parvient toujours à résister aux soulèvements populaires.Et le rôle de l'armée ?C'est effectivement elle qui finit par arbitrer, mais au moment où elle est amenée à le faire, le pouvoir est déjà en situation d'échec. Un régime qui tient bien sa police et son service de renseignements n'a, en principe, pas besoin de l'armée.Le théâtre de l'Égypte suggère, une fois de plus, que tout cela échappe à la France, et même à l'Europe...La France n'a clairement pas les clés de l'avenir dans cette région du monde. Ni même l'Europe d'ailleurs, qui est en train de construire un service diplomatique commun. Dans ces conditions, ce sont encore les États-Unis qui décideront de l'issue de la crise égyptienne.Et comment interprétez-vous le silence de la Chine, par ailleurs très active sur le continent africain ?Ne surestimez pas trop la puissance diplomatique de la Chine. Car si elle sait se servir des crises politiques pour pousser ses intérêts économiques, comme elle le fait aujourd'hui au Soudan ou en Guinée, il reste toujours un découplage très net entre sa puissance économique et son influence politique. La Chine ne pèse pas encore grand-chose sur la scène diplomatique mondiale.Jean-Christophe Rufin, ex-ambassadeur de France au Sénégal
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