Cette petite Allemagne qui refuse l'euro

Au pied des Alpes bavaroises, le lac Chiemsee (prononcez « kimzé ») fait le délice des Munichois pendant le week-end et est un havre de tranquillité en semaine. Mais l'impassibilité de cette « mer bavaroise » aux bruits du monde n'est pas qu'une illusion poétique. Car alors que la planète est livrée à la tourmente monétaire, il circule dans la région qui entoure le lac, le Chiemgau, une monnaie alternative à l'euro, une monnaie qui se veut non pas un instrument de concurrence et d'enrichissement, mais de développement et de solidarité. Cette monnaie, appelée le chiemgauer, a été créée en 2002 par Christian Gelleri, un enseignant d'une école Waldorff, qui développe une pédagogie alternative, de la petite bourgade de Prien am Chiemsee. Depuis, elle est devenue un vrai moyen de paiement local utilisé par plus de 2.000 consommateurs et accepté par plus de 600 entreprises. L'an passé, en pleine crise financière, elle a servi à payer pour plus de 4 millions d'euros d'achats.Le principe de cette monnaie est de soutenir l'économie locale en favorisant les achats chez des commerçants de la région qui acceptent le chiemgauer plutôt que dans les grandes enseignes internationales ou nationales. Chez ces commerçants, chaque chiemgauer a la valeur d'un euro. Pour favoriser la circulation monétaire et dissuader l'épargne, chaque billet doit être validé tous les trois mois par l'achat d'un timbre au prix de 2 % de la valeur faciale du billet. Autrement dit, le consommateur n'a aucun intérêt à conserver son argent, il lui faut le dépenser et donc favoriser le chiffre d'affaires des commerçants de la région qui, eux-mêmes, dépenseront leurs chiemgauers pour payer leurs fournisseurs. Lorsque l'on veut changer ses chiemgauers en euros, une commission de 5 % est appliquée. Là encore, il s'agit de favoriser la circulation monétaire au sein du réseau de commerçants, mais cette commission elle-même se veut solidaire. 3 % de la somme changée sont ainsi distribués à une association régionale choisie par le détenteur de la monnaie. À ce jour, plus de 170.000 euros ont ainsi été versés à plus de 200 institutions. Les 2 % restants sont utilisés pour financer la monnaie elle-même. Mais l'association Chiemgauer, qui émet cette monnaie, n'en reste pas là. Elle s'est également lancée cette année dans l'attribution de microcrédits, là aussi pour soutenir l'économie locale. 317.000 euros ont déjà été attribués. Pour créer un cercle vertueux au sein de l'économie locale, les crédits accordés en chiemgauers sont bonifiés. L'intérêt grandissant des banques montre l'importance croissante de cette monnaie locale. La caisse d'épargne de Rosenheim, la principale ville de la région, a ainsi ouvert depuis début novembre un guichet où l'on peut réaliser des opérations en chiemgauers et pourrait multiplier l'expérience. Pour Thomas Zwerenz, le responsable marketing de l'établissement, le jeu en vaut la chandelle : « Si les entreprises de la région profitent du chiemgauer, nous en profitons également ; il est donc de notre intérêt de soutenir cette monnaie », explique-t-il.La volonté de soutenir l'économie régionale est d'ailleurs une des motivations principales des participants. À la libraire Hartel, à Prien, on accepte ainsi le chiemgauer « parce qu'on aime sa région ». Même son de cloche dans le magasin de jouets Prienatura, tout proche, ou encore chez l'opticien Fabel. Christian Gelleri confirme que ce sentiment de patriotisme local, très fort dans cette région, détermine la moitié des participants à utiliser la monnaie alternative, la plupart des autres voulant aider des projets régionaux. Pas plus de 10 % y voient une alternative au système monétaire actuel. C'est sans doute, avec l'esprit d'innovation et la détermination des créateurs, la clé du succès du chiemgauer, alors que, parmi les 60 monnaies régionales qui existent en Allemagne, en Suisse et en Autriche, plus d'une, surtout dans les grandes villes, survit ou doit, comme à Berlin, jeter l'éponge.Mais quel est l'impact de cette monnaie sur l'économie régionale ? Christian Gelleri affirme que, pour trois quarts des entreprises participantes, la monnaie régionale leur permet de stabiliser leur chiffre d'affaires, tandis qu'un quart d'entre elles bénéficieraient d'un supplément de croissance. « Le chiemgauer ne fait pas de miracles, mais il a prouvé l'an passé qu'il pouvait, en temps de crise, avoir un effet stabilisateur », ajoute-t-il. Sur le terrain, l'impression est plus nuancée. Tous les commerçants se disent satisfaits, mais chez l'opticien de Prien, on avoue que les clients qui paient en chiemgauer sont fort rares. Le chausseur Bogner, dans la même ville, se veut presque déçu, même s'il n'envisage pas d'abandonner cette monnaie : « J'ai été un des premiers à accepter cette monnaie, j'y voyais un moyen de me démarquer de la concurrence, mais mon chiffre d'affaires en chiemgauers reste négligeable et va décroissant. » Plus généralement, il constate que « certains magasins rechignent, dans les faits, à accepter les chiemgauers qui leur compliquent le rendu de monnaie ou les obligent à avoir recours à un terminal de carte spéciale ». Les commerçants ont donc parfois un peu de mal à jouer pleinement le jeu. Beaucoup, par exemple, comme la libraire Hartel, changent leurs chiemgauers en euros au lieu de les réinjecter dans l'économie locale. Du coup, ils ont le sentiment que, si le chiffre d'affaires en chiemgauers augmentait, cela deviendrait trop coûteux.Malgré son indéniable succès, la monnaie régionale doit donc encore convaincre. Notamment les responsables locaux qui la jugent souvent anecdotique dans une région dont la force économique vient surtout « de l'industrie, innovante et exportatrice ». Les politiques n'y voient au mieux qu'un sympathique folklore, mais souvent ils ignorent le phénomène. À la Ville de Rosenheim, par exemple, on estime « n'avoir rien à dire » sur le chiemgauer. « Nous souhaiterions que les politiques agissent plus concrètement », reconnaît Christian Gelleri qui déplore que, « sur les 80 maires de la région, deux seulement utilisent le chiemgauer ». Le cas de la commune de Siegdorf, 8.000 habitants, qui accepte le chiemgauer pour ses paiements, reste encore unique. Alors, Christian Gelleri sait que la croissance future passera par les consommateurs. Il veut atteindre 6.000 utilisateurs pour que payer en chiemgauer devienne aussi évident que payer en euros.
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