Indispensable et irritante Europe

L'Union européenne, ce curieux animal politique, n'a jamais cessé d'avancer comme le serpent des sables. En crabe. Elle évolue quand certains la voient reculer. Semble s'ensabler pour mieux resurgir. En deçà et au-delà d'une actualité rendue brûlante par la polémique sur la pérennité de l'euro, la montée des nationalismes et les risques de marginalisation de l'Union, deux ouvrages nous offrent une vision longue pour le moins bienvenue en ces temps dominés par le « court-termisme ».Se plonger dans le passé de notre futur est toujours instructif. C'est ce à quoi nous conviait François Crouzet dans « l'Histoire de l'économie européenne » qui vient d'être réédité, quelques mois après la disparition de l'auteur, et nous permet de mieux mesurer l'étrange destin de cette « économie monde », née sur les ruines de l'Empire romain, au Moyen Âge. Dans cet essai qui couvre... mille ans d'histoire, François Crouzet nous fait découvrir comment l'Europe était à la périphérie du monde « civilisé », la Chine, s'est, en dépit des guerres et des épidémies de peste, hissée au premier rang économique et commercial mondial. Dès le XIIIe siècle, grâce aux foires de Champagne, émerge un marché européen intégré, conforté par une monétisation de l'économie. Après avoir beaucoup emprunté aux technologies asiatiques, elle « vole de ses propres ailes » vers 1500.Cet essor, les Européens le doivent plus à l'invention, vers 1400, du navire à trois mâts qui leur a permis de devenir « pour plusieurs siècles, maîtres des mers » qu'à l'invention de l'imprimerie, en dépit des retombées culturelles de la découverte de Gutenberg. Et la création des lettres de change a plus fait pour le financement de l'industrie et des échanges avec l'émergence de banques internationales que les découvertes scientifiques majeures d'un Galilée ou d'un Newton... On retrouve, au fil de cette fascinante synthèse, l'importance des diasporas de marchands juifs, arméniens, wallons mais aussi huguenots dans une internationale bancaire qui nous paraît encore familière aujourd'hui. Et si l'Europe « faillit mourir » de ses divisions et de la tragique « seconde guerre de Trente Ans », de 1912 à 1945, si elle a dû passer le « sceptre de l'économie dominante » à l'Amérique, elle parvint à renaître. Son nouvel âge d'or, connu en France comme les « Trente Glorieuses », nous fait encore rêver aujourd'hui. « Reviendra-t-on en 2020 à la primauté dont l'Asie jouissait au Moyen Âge ? » s'interroge l'auteur. François Crouzet veut croire que l'Europe, devenue Communauté puis Union européenne, fera refleurir sa créativité. Afin de ne pas se contenter d'être « un géant économique, un nain politique et une larve militaire ».« Une tâche infinie » mais vitale répond Philippe Herzog dans un livre où le témoignage d'un économiste atypique se double d'un projet politique. Au nom de l'avenir d'une Union qui scellera son réveil ou sa marginalisation. L'Europe, l'auteur en connaît tous les rouages, les atouts et les défauts. Pour avoir participé à sa construction, comme eurodéputé durant quinze ans, et, depuis 1991, comme président de Confrontations Europe, une structure de réflexion non partisane où banquiers et chefs d'entreprise, politiques et syndicalistes confrontent leurs analyses. Un long cheminement pour ce polytechnicien, fils d'un chimiste immigré croate qui a été l'économiste vedette du PCF avant de rompre avec un parti dont il dénonce aujourd'hui « le manque d'ouverture aux autres ». Et s'affiche « socialiste libéral » pour mieux dénoncer cette « vieille lune », l'opposition entre libéralisme et socialisme, ces deux branches d'une même civilisation européenne qu'il faudra bien, selon lui, parvenir à réconcilier.L'auteur qui n'a cessé de s'interroger sur les ressorts de la société, l'avenir de la démocratie, la nécessité, pour la France et l'Union européenne, de tirer le meilleur de la mondialisation, n'est pas en reste de créativité, conceptuelle mais aussi concrète. Parmi ses nombreux « fragments de projet », il en appelle à une reconstruction de l'Union européenne « par le bas », grâce à un nouveau contrat entre les citoyens et les gouvernements faisant la part plus belle à la société civile et permettant de définir des « choix collectifs » dans lesquels les Européens pourraient se retrouver. Il prône aussi une « nouvelle alliance » entre les salariés et le monde de l'entreprise, cette mal-aimée, et entend dépasser les contradictions entre secteurs public et privé au nom de « biens publics européens ». Vaste dessein quand on assiste à la montée des oppositions ou à l'indifférence que suscite la construction européenne dans les opinions publiques.Refusant tout fatalisme, il préconise de s'atteler à la tâche en se concentrant sur quelques - vastes - chantiers : l'éducation et la formation continue grâce à de nouveaux outils créés au niveau de l'Europe ; une véritable stratégie industrielle fondée sur un effort de recherche et développement mais aussi sur un marché intérieur consolidé pour constituer « un camp de base » afin d'affronter, sans naïveté, la concurrence mondiale. Une vision utopique ? Philippe Herzog rétorque que ses propositions se fondent sur des évolutions qui existent à l'état embryonnaire. Et ne demandent qu'une volonté politique pour mûrir. Une tâche, décidément, infinie...Françoise Crouïgneau « Histoire de l'économie européenne (1000-2000) », François Crouzet, Albin Michel, 437 pages, 16 euros.« Une tâche infinie », Philippe Herzog, Éditions du Rocher, 350 pages, 20 euros.
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