Tous pauvres ? La peur de la précarité saisit les Français

Il fut un temps où la maladie effrayait nos concitoyens. Un autre, où la crainte d\'une attaque terroriste nous guettait à chaque coin de rue. En cet hiver 2012, alors que la crise n\'en finit pas de faire des ravages en Europe, la pauvreté a pris le relais au panthéon de nos grandes peurs. Il suffit d\'évoquer ce sujet de la pauvreté pour réaliser que n\'importe lequel d\'entre nous se sent concerné. Sommes-nous animés par un grand élan de solidarité envers les 8,6 millions de Français vivant avec moins de 964 euros par mois, les 3,5 millions de mal logés et les 800.000 personnes ayant recours à l\'aide alimentaire? Ou sommes nous plutôt effrayés à la perspective d\'avoir à vivre demain, nous aussi, une situation similaire et de ne plus réussir à maintenir notre niveau de vie?Crainte de la misèreQue nous ayons un emploi salarié, une famille qui nous soutienne, un toit bien chauffé sous lequel dormir, rien n\'y change. La peur est là, immense, qui nous saisit à la gorge. Pas moins de 48% des personnes interrogées par CSA pour «Les Echos» se déclarent pauvres et 37% en «train de le devenir». S\'il s\'agit d\'un ressenti et non d\'une réalité objective (14,1% de la population française vit en dessous du seuil de pauvreté), il en dit long sur la crainte des Français d\'être demain précipités dans la misère. La barre des 3 millions de chômeurs dépassée, la crise économique dont personne n\'imagine aujourd\'hui la sortie, les difficultés de nos voisins espagnols qui n\'ont pas démérité côté travail, les familles de nos voisins et de nos amis fragilisées par le divorce, il semblerait que tous les signaux soient au rouge. «Tout est bruit pour qui a peur», disait Sophocle. De quoi nourrir chez ceux, pourtant à l\'abri, de grandes craintes quant à leur avenir.Phantasme ou réalité ? En 2009, le sociologue Eric Maurin dans son ouvrage «La peur du déclassement, une sociologie des récessions» prouvait à quel point ce phénomène était plus imaginaire que réel. A l\'époque il n\'y avait effectivement entre la récession de 1993 et celle de 2008 pas d\'accentuation notable des licenciements comme cause d\'entrée au chômage. Et l\'auteur d\'égrener tous les éléments tendant à prouver qu\'il y avait plus de peur que de mal. Sauf que, si le déclassement, ce phénomène de rupture qui conduit un individu à perdre sa position sociale, n\'était objectivement pas plus important en 2008 que trente ans auparavant, la peur du déclassement, elle, avait déjà en 2008 fait un bond en avant. Et Eric Maurin de montrer que cette peur s\'appuyait à l\'époque non sur des risques accrûs, mais sur des conséquences bien plus graves que par le passé. Celui qui perd son emploi stagne longtemps dans les couloirs de Pôle Emploi ou doit renoncer à un emploi à la mesure de ses compétences, ceux qui ont un emploi temporaire entre de plain pieds dans le «précariat» et ceux qui arrivent sur le marché du travail jouent les variables d\'ajustement. Or ces conséquences ont gagné en intensité depuis 2008. Cette peur n\'est donc plus tout-à-fait imaginaire et phantasmée mais se nourrit de mois en mois des difficultés réelles et vécues par nos concitoyens.La fin d\'un âge d\'orAujourd\'hui tout travailleur craint de perdre son emploi (y compris un PDG à la merci de son conseil d\'administration et de son cours de bourse) ou un consultant ses clients. Les jeunes ont peur de ne pas trouver de job (le taux de chômage des jeunes bat des records à 24,2%), les parents craignent que leur progéniture n\'ait pas le diplôme suffisant qui les mettra à l\'abri, les couches aisées ont peur de voir leur statut grignoté par de futurs prélèvements. Chacun voit s\'éloigner un âge d\'or qui ne reviendra plus. La réalité, c\'est que la France a cessé de s\'enrichir et donc que les Français s\'appauvrissent sous le poids des dépenses contraintes qui a doublé depuis cinquante ans et entame désormais plus d\'un quart de leur revenu disponible. Alors oui, le sentiment de baisse de niveau de vie est désormais plus qu\'un sentiment, une réalité: le pouvoir d\'achat du revenu disponible brut des ménages baisserait de 0,5% cette année selon l\'Insee. Ce qui serait sans précédent depuis 1984.Modifier la perception de la réalitéMême si la baisse de niveau de vie ne signifie pour autant pauvreté, le fait économique s\'inscrit aujourd\'hui dans une réalité autrement plus complexe. Celle, par exemple, de voir de plus en plus de Bac+5 occuper des emplois à mille lieues de leurs qualifications, des mères de familles célibataires contraintes d\'accepter des temps partiels, des divorcés, hier couples à l\'abri, avoir du mal à joindre les deux bouts, des parents âgés dont il faut organiser et financer la fin de vie... Autant d\'exclusions sociales auxquelles s\'ajoutent une ribambelle de «complications» comme l\'allongement des trajets domicile-travail, des technologies qui gardent l\'individu toujours en éveil, et le stress psychologique de l\'injonction «d\'être soi» et de «se réaliser»... quand ce n\'est pas d\'être beau et en bonne santé. La décollectivisation du travail et de la famille rime désormais avec réindividualisation. C\'est d\'autant plus lourd à porter pour chaque individu livré à lui-même. Et c\'est ce qui interroge avec insistance notre «vivre ensemble». Si nous voulons changer cette sombre représentation de notre avenir, c\'est notre regard qu\'il faut modifier et avec lui notre perception de la réalité. La crise nous invite à poursuivre un débat difficile entre ce qui peut relever de la responsabilité personnelle et ce qui doit relever de la solidarité nationale. Marisol Touraine, la ministre des Affaires Sociales, a concédé dès l\'ouverture de la conférence nationale sur la pauvreté ce lundi matin que \"tout ne serait pas réglé à l\'issue de la conférence, ce serait l\'occasion de mettre la pauvreté au coeur de la République\". Collectivement il faut aider à sortir du «précariat» annoncé par Robert Castel qui installe ceux qui en sont victimes dans une impuissance à se réaliser en tant qu\'individus. Individuellement, on a la période des confiseurs pour méditer la phrase de Cioran (extrait de \"De l\'inconvénient d\'être né\"): «Ce n\'est pas la peur d\'entreprendre, c\'est la peur de réussir, qui explique plus d\'un échec».
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