Ludwig Erhard, "la prospérité pour tous ! "

La crise de la dette européenne a eu le mérite de faire découvrir ou redécouvrir le capitalisme allemand. Cet objet étrange - refus de l\'étatisme omnipotent à la française et du libéralisme dérégulé à l\'anglo-saxonne - est d\'abord l\'oeuvre du père du redressement de l\'économie du pays après-guerre, Ludwig Erhard . Méconnu à l\'étranger, celui qui fut ministre de l\'Économie de l\'Allemagne de l\'Ouest de 1948 à 1963, puis chancelier fédéral jusqu\'en 1967, est à l\'initiative de cette fameuse « culture de la stabilité » devenue aujourd\'hui la ligne directrice des réformes de l\'Union européenne.Lorsque ce fils de marchand de textile franconien prend en main à 51 ans l\'économie allemande, la situation est pire qu\'au lendemain de la Première Guerre mondiale. Occupé, ruiné, affamé, le pays n\'a plus de structure de production. La priorité est d\'éviter la répétition du scénario des années 1920. Et pour cet économiste, la réponse se trouve dans une liberté économique contrôlée qui éviterait à la fois les excès spéculatifs et le dirigisme qui a conduit l\'Allemagne à la grande inflation de 1923.« Ordolibéralisme »Pour mener son action, il puise dans la théorie développée dans les années 1930 par Walter Eucken : l\'« ordolibéralisme ». Ce libéralisme de l\'ordre s\'inspire de la pensée néolibérale, mais rejette l\'idée de la régulation spontanée par le marché, estimant au contraire que celui-ci n\'est efficace que s\'il évolue dans un cadre établi par l\'État. Cet « ordre » doit s\'assurer que la concurrence n\'est pas entravée, mais, répétera Ludwig Erhard , l\'État doit rester un arbitre et, comme au football, « l\'arbitre ne doit pas participer au jeu ». Le génie du ministre est d\'avoir su utiliser la dimension sociale de cette théorie développée par celui qui sera son secrétaire d\'État, Alfred Müller-Armack.En assurant l\'ordre dans lequel évolue le marché, l\'État assure la croissance. Les partenaires sociaux n\'ont dès lors plus qu\'à se partager les fruits de cette croissance au profit de la population. La formule d\'Alfred Müller-Armack, « l\'économie sociale de marché » sera reprise par Ludwig Erhard qui la développera dans son livre paru dans les années 1950, « le Bien-être pour tous » (« Wohlstand für Alle »).L\'application de cette théorie ne se fera pas sans mal. Au sortir de la guerre, la tentation dirigiste est forte outre-Rhin. Les alliés entendent contrôler l\'économie allemande, à l\'exemple de la réforme monétaire imposée en juin 1948. Pour échapper à cette tutelle, Ludwig Erhard décide unilatéralement de libéraliser l\'économie, notamment en supprimant le contrôle des prix. Furieux, les alliés l\'accusent d\'avoir modifié les règles. Ludwig Erhard rétorquera : « Je ne les ai pas modifiées, je les ai supprimées. »Pourtant, cette libéralisation plonge le pays dans une récession profonde. Le chômage s\'envole, les prix grimpent et les syndicats appellent à la grève générale. Le ministre ne cède pas. Au contraire, il bâtit son « ordre » nécessaire à l\'épanouissement du marché.« L\'économie sociale de marché n\'est pas pensable sans stabilité de la monnaie », proclame Ludwig Erhard . C\'est pour lui la grande leçon des années 1920 : l\'inflation est le fléau absolu qui ronge le pouvoir d\'achat et les bénéfices des entreprises. Cette stabilité repose d\'abord sur la maîtrise des dépenses publiques.« L\'État ne peut rien se permettre de plus que ce que les citoyens produisent avec leurs propres forces », résume le ministre, qui devra lutter contre son propre camp, les chrétiens-démocrates, à commencer par Konrad Adenauer, tentés de prendre de généreuses mesures sociales. En juillet 1957, il renforce cette stabilité en créant une banque centrale totalement indépendante, la Bundesbank.Deux ans plus tard, il laisse flotter le deutsche mark qui deviendra un atout pour les entreprises allemandes à l\'export et la référence parmi les devises européennes. Dernière pierre à l\'édifice : après dix ans de luttes contre Adenauer et les grands groupes, Ludwig Erhard impose une sévère réglementation antitrust pour assurer la pérennité de la concurrence.Le bilan de ses réformes est impressionnant L\'Allemagne connaît dans les années 1950 la plus forte croissance d\'Europe occidentale (+ 8,3 % par an en moyenne). Même les sociaux-démocrates adopteront lors du congrès de Bad Godesberg en 1959 les fondements de la politique de Ludwig Erhard. Toutefois, à l\'épreuve des crises, l\'économie sociale de marché va être mise à mal. Celle de 1967 emporte le gouvernement de Ludwig Erhard. Dans les années 1970, puis après la réunification, l\'Allemagne s\'étatise et abandonne les principes de l\'économie sociale de marché.La crise de 2008, avec les nationalisations des banques et celle de la dette européenne, sous la forme d\'une aide aux pays en difficulté, a accéléré le mouvement. Mais la figure tutélaire de l\'homme au cigare continue de planer au-dessus des dirigeants allemands. Et en plein désarroi européen, ils vont chercher des réponses dans les leçons prodiguées par Ludwig Erhard._______Que reste-t-il de l\'économie sociale de marché ?La forme de capitalisme choisie par Ludwig Erhard reste une référence en Allemagne. Chaque gouvernement s\'en revendique. Mais depuis la crise des années 1970, le modèle social-libéral allemand a été largement écorné. L\'État fédéral et les Länder ont pris de plus en plus d\'emprise sur l\'économie et ont de moins en moins joué le rôle de simple « arbitre » comme le préconisait l\'ancien ministre de l\'Économie. La réunification et la crise de 2008 ont accéléré le mouvement. La dette publique allemande a été multipliée par 17 depuis 1975 et par 4 depuis 1990. Le gouvernement Kohl n\'a pas hésité à surévaluer le mark de l\'ex-RDA lors de la réunification.Angela Merkel a nationalisé des banques et a nommé un de ses conseillers à la tête de la Bundesbank. Quant aux « réformes libérales » de Gerhard Schröder, on pourrait croire qu\'elles représenteraient un retour à Erhard. Mais, en réalité, elles ont disloqué les cadres de la discussion entre les partenaires sociaux. Du coup, les gouvernements suivants ont cherché à imposer des salaires minimum dans de nombreuses branches. Une réglementation difficilement compatible avec les idées de Ludwig Erhard.
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