La finance sommée d'être socialement responsable

lyse ÉRIC BENHAMOUÉditorialiste à « La Tribune »Quelle mouche a donc piqué les personnalités les plus éminentes de l'establishment financier ? Le 29 octobre, à Rome, Mario Draghi, gouverneur de la Banque d'Italie, également président du Conseil de stabilité financière, assène que « les choses ne reviendront pas comme avant ! ». Ce coup de gueule suit une longue série de déclarations tonitruantes, après celle du président du Financial Services Authority (FSA), Adair Turner, sur l'excroissance de la finance et ses doutes sur l'« utilité sociale » de certaines activités. Et celle du gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mervyn King, qui estime « illusoire » de vouloir réguler la finance, et recommande de séparer les banques en deux : d'un côté, les banques « indispensables » à l'économie et qui méritent une garantie publique. De l'autre, celles purement spéculatives, dont les risques seront assumés par ceux qui les prennent. Même le vieux sage Paul Volcker, ancien président de la Fed et proche conseiller de Barack Obama, tape du poing sur la table : les banques sont là pour servir le public. Toutes les autres activités ne font que créer des conflits d'intérêts et des risques.Les plus radicaux verront dans ces propos un tournant majeur de l'après-crise. Ils dépassent en effet, et de loin, le débat sur une meilleure régulation. Ils préfigurent même une profonde remise en cause de la finance telle qu'elle s'est construite ces vingt dernières années. Les plus sceptiques, ou les plus réalistes, n'y verront en revanche que de vaines paroles n'ayant aucune chance d'aboutir ou, au mieux, le signe que l'industrie financière est finalement prête à accepter, après des mois de résistance acharnée, quelques contraintes supplémentaires pour préserver l'essentiel. Pour l'heure, il est clair que ces propositions n'ont rencontré aucun écho de la part des gouvernements.Sans trancher dans un sens ou dans l'autre, trois enseignements peuvent néanmoins être tirés de ces déclarations pour le moins étonnantes. Elles traduisent tout d'abord un réel malaise à l'égard de la finance, et d'autant plus fort qu'il s'accompagne d'une sourde inquiétude sur la formation d'une nouvelle bulle financière. Cette fois-ci, les pouvoirs publics pourraient se montrer moins accommodants. Le commissaire européen en charge des services financiers, Charlie McCreevy, l'a clairement rappelé : « Nous ne pouvons pas nous permettre une autre situation où les risques pris par le secteur financier sont finalement supportés par les contribuables. » L'opinion publique, déjà chauffée à blanc, aura en effet bien du mal à accepter un nouveau sauvetage? sans exiger des contreparties beaucoup plus radicales.Le second enseignement porte sur le gigantesque aveu d'impuissance de ces éminents régulateurs. La régulation a montré ses limites, elle ne peut pas tout faire, tout surveiller, elle sera toujours désarmée face à une finance surpuissante qui regroupe le meilleur de la matière grise, des technologies de pointe, des capitaux en abondance et un pouvoir d'influence sans précédent. Et le prudent gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, ne peut alors que constater le « retour des pratiques à risque ».C'est pourquoi ces déclarations sonnent aussi comme une sévère mise en garde. Avec une menace très claire : celle de porter le fer dans le c?ur même de la machine, et non plus sur l'épiderme, comme les bonus. Depuis deux ans, les propositions et les appels fusent d'ailleurs de toutes parts pour tenter de limiter l'extension sans fin de la finance. La titrisation est en soi une technique saine permettant de réduire le coût du crédit. Elle devient malsaine lorsqu'elle est confiée aux salles de marché, qui inventent la titrisation « au carr頻, les fameux CDO (« collateralized debt obligations »), dont personne n'a véritablement compris la mission, sinon celle de générer des commissions. Ce marché est à terre, inutile donc de le relever. Même analyse pour les CDS (« credit default swap »). Chacun mesure leur intérêt lorsqu'ils représentent une garantie contre le risque de crédit. Personne ne peut les défendre lorsque l'encours, concentré de surcroît sur un nombre très limité de banques, atteint 60.000 milliards de dollars pour couvrir 12.000 milliards de prêts. Et que penser des opérations massives de « carry trade » (opérations spéculatives jouant sur les écarts de rendements) sur les devises qui mettent le dollar au tapis et ruinent ainsi les tentatives de rééquilibrage du commerce international ?La version revisitée du Glass-Steagall Act, proposée par Mervyn King ou Paul Volcker, apparaît dès lors comme une vaine tentative de séparer le bon grain de l'ivraie. Le démantèlement des banques ou la disparition de Goldman Sachs sont bien sûr hautement improbables. Il n'est même pas certain que cela permette l'émergence d'une finance plus saine. Mais la menace a le mérite d'exister, elle doit être comprise. Car, pour les banquiers, quelque chose a vraiment changé. L'industrie financière, qui s'est développée jusqu'ici en parfaite autonomie, va devoir rendre des comptes. Pas seulement au régulateur, mais aussi à la société. Être, en quelque sorte, enfin, socialement responsable, au sens littéral du terme. En cela, la finance ne ferait que rejoindre les standards des autres grands secteurs de l'économie, qui, de l'industrie à la grande consommation, doivent non seulement prouver l'innocuité de leurs produits mais aussi leur utilité, voire, demain, leur éthique. La finance va devoir rentrer dans le rang.
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