Le téléphone sonne le glas de l'hégémonie européenne

Il s'en est fallu de peu que l'un des objets que nous utilisons le plus se nomme « telettrofono ». « Passe-moi un coup de télétrophone en arrivant... » On s'y serait fait. Mais Antonio Meucci, l'Italien qui a inventé ce système de transmission de la voix vers 1850, n'a pas réussi à faire valoir son antériorité. Pas plus que Johann Philipp Reis, son cadet d'un quart de siècle, qui utilise pour la première fois le mot « téléphone » devant la Société de physique de Francfort, le 26 octobre 1861, et fait fonctionner, oh certes très faiblement, un système téléphonique dès 1863. « Das Pferd frisst keinen Gurkensalat » (« le cheval ne mange pas de salade de concombre »), voilà très exactement la phrase prononcée par Reis devant un diaphragme qui, en vibrant, touchait par intermittence une aiguille qui transmettait la vibration. Du côté du récepteur, on devait entendre quelque chose comme a-è-i-aï-è-ou-é-a-a. C'était un début. D'autres inventeurs, français, danois, austro-hongrois ou américains, ont tourné autour de l'idée de la transmission vocale à distance à partir de la moitié du XIXe siècle, et mis au point différentes techniques rudimentaires. Mais l'histoire n'a retenu qu'un nom, celui d'Alexander Graham Bell.Le moment est resté gravé dans la légende. Le 10 mars 1876, une expérience réussie de transmission bidirectionnelle de phrases intelligibles a lieu à Boston entre « Alec » Bell et son assistant, Thomas Watson, chacun se trouvant dans une pièce différente?: « Mr. Watson, come here, I want to see you », dit l'inventeur et Watson répond qu'il arrive, C'est le premier échange de phonèmes complets, y compris les consonnes et les diphtongues, dont l'histoire des techniques a gardé la trace.Mais rien n'est simple ni universellement admis dans l'invention du téléphone. La course au brevet et les litiges juridiques commencent dès le premier jour, littéralement. En 1876, un ingénieur nommé Elisha Gray, déjà détenteur d'un brevet de 1875 pour son « télégraphe harmonique », un système électrique de transmission tonale, dépose le 14 février un « avertissement de brevet » pour un téléphone utilisant de l'eau comme moyen de transmission des ondes. L'avocat d'Alexander Graham Bell dépose le même jour un « avertissement de brevet » au nom de son client?: le document, bien qu'arrivé plus tard, sera examiné et validé en premier, le 7 mars. Et tout indique que Bell a eu connaissance de l'expérience de Gray, puisqu'il la reproduit chez lui, mais sans s'en servir par la suite. Appuyé par des sponsors fortunés, comme son beau-père Gardiner Greene Hubbard, a-t-il bénéficié d'un passe-droit?? Ce qui est sûr, c'est que le professeur Bell, né en Écosse en 1847, travaillait depuis sa jeunesse sur le son et la voix, peut-être parce que sa mère était sourde, comme plus tard sa femme Mabel?: c'est à lui qu'on doit le premier phonographe. Il n'a attendu personne pour faire des expériences de plus en plus précises, en se détachant plus tôt que ses concurrents de la technologie alors en vigueur, celle du télégraphe, justement parce que la voix humaine et l'audition étaient sa passion. Outre Elisha Gray, l'Italien Antonio Meucci estime aussi avoir été lésé. Fondateur de la Telettrofono Company, il a déposé fin décembre 1871 un avertissement de brevet. En 1874, il est entré en contact avec Western Union et aurait envoyé les plans de son invention, qui se seraient perdus dans le laboratoire même où Alexander G. Bell travaillait. Quand Bell rend publique l'invention du téléphone, Meucci l'assigne en justice, mais n'obtiendra pas gain de cause jusqu'à sa mort en 1889. L'histoire rebondit, et de quelle manière, cent ans plus tard. Un haut responsable des télécoms italiennes Basilio Catania, redécouvre les travaux de Meucci et déploie tous ses efforts pour faire reconnaître son rôle. Du côté des scientifiques, il échoue, mais pas chez les politiques. Rudolph Giuliani, maire italo-américain de New York, décide de faire du 1er mai 2000 le Meucci Day. Le 11 juin 2002, la Chambre des représentants des États-Unis vote une résolution honorant la mémoire de l'inventeur italo-américain et va jusqu'à indiquer que « si Meucci avait été capable de payer les 10 dollars nécessaires pour prolonger son avertissement au-delà de 1874, Bell n'aurait jamais obtenu de brevet ». Énorme émotion?! Au moins trois pays considèrent Alexander Graham Bell comme l'un de leurs fils les plus illustres?: le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada, où il avait sa résidence d'été, en Nouvelle-Écosse. Le jour de sa mort, en 1922, ses deux patries nord-américaines avaient d'ailleurs d'un commun accord interrompu pendant une minute le service téléphonique pour saluer sa mémoire. Alors, quand le Parlement canadien a pris connaissance de la résolution américaine sur Meucci, il a immédiatement voté un texte, le 21 juin 2002, pour réaffirmer qu'Alexander Graham Bell était bien l'inventeur légitime du téléphone... Cette controverse qui court sur trois siècles symbolise toute la modernité du téléphone, placé d'emblée sur le terrain de la propriété intellectuelle?: des innovations « en grappe » sanctionnées par des brevets qui donnent à leur détenteur un avantage énorme, ce qui n'empêche pas les procédures judiciaires. Bell dut s'intaller à Washington pour pouvoir comparaître dans pas moins de 600 procès. Son brevet fut chaque fois confirmé. Il gagna beaucoup d'argent et fut à l'origine des deux plus grandes compagnies de téléphone du XXe siècle, AT&Tmp;T et ITT, l'une régnant sur le marché américain, la seconde sur les marchés internationaux. Les « Bell Labs », magnifique outil de recherche en télécommunications désormais dans l'orbite d'Alcatel-Lucent, ont multiplié les innovations et les prix Nobel. Bell, tantôt en rivalité avec son « meilleur ennemi » Thomas Edison, tantôt en accord avec lui, a offert aux États-Unis une avance considérable, non pas tant sur la technologie que sur l'équipement téléphonique. Le libéralisme à l'américaine, entre 1880 et 1910, fonctionne infiniment mieux que le monopole public à l'européenne pour ce qui est du développement du réseau. Alors que le Royaume-Uni régnait sans partage sur le télégraphe, l'Europe n'atteint qu'en 1912 le taux d'équipement en téléphones qui était celui des États-Unis en 1898, la France accusant un net retard sur la Suède, l'Angleterre et l'Allemagne. Il faut dire que l'installation d'un téléphone coûte 126 dollars aux États-Unis, et 215 dollars en France (où règne depuis 1837 l'interdiction absolue pour des particuliers d'émettre ou de recevoir des signaux?!). Alors que les inventeurs des deux continents étaient partis sur la même ligne de départ, les États-Unis sont entrés de plain-pied dans le monde des télécommunications près de quarante ans avant l'Europe?: à la veille de la Première Guerre mondiale, le courrier postal représentait encore les trois quarts des communications sur le Vieux Continent, et 40 % seulement aux États-Unis?; les appels téléphoniques, eux, représentaient 5 % du total des communications en Europe et près de 60 % en Amérique. L'avenir avait choisi son camp. Sophie Gherard
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