Vertiges du miroir de l'art contemporain

Les ventes d'art contemporain ne cessent de battre des records de prix. La Fiac 2010, des records d'affluence. En province, le centre Pompidou-Metz affiche complet et à Versailles, les pâquerettes souriantes de Takashi Murakami ont grossi les flux de visiteurs de moitié. Quant aux collectionneurs, ils sont prêts à se battre comme des chiffonniers pour un nouveau trophée. Certains galeristes établis depuis longtemps y voient une énième illustration de la création contemporaine du bling-bling et des faiseurs de valeurs. D'autres plaident l'accès d'un art pour tous, et d'un dialogue riche et interrogatif. Il n'empêche : Murakami, Jeff Koons, Damien Hirst, voici les nouvelles stars. Au point que Michel Houellebecq, qui excelle dans l'art de décrypter notre époque, a fait de cette exaltation pour l'art contemporain le centre de son dernier roman « la Carte et le Territoire ». Jed Martin, son héros artiste, incarne une génération montée en flèche par le marketing d'entreprises, le jeu des enchères et les mondanités. Preuve que cet art où tout brille, où tout est chatoyant et coloré à l'envi, fait symptôme. Il sait nous parler de nous. De notre société de consommation mais aussi de celle de la performance, de l'argent et d'une certaine idée de la réussite. En un mot, du narcissisme. Un jeu dans lequel chacun des acteurs, de l'artiste au collectionneur en passant par les visiteurs, se nourrit d'un mutuel besoin d'admiration. Dans une société où la quête de soi est élevée au rang suprême de valeur partagée par le plus grand nombre, l'artiste contemporain séduit d'emblée. Il sait traduire son intériorité et celle de ses congénères. Mieux : il offre aux foules venues l'admirer le message subliminal de savoir vivre dans l'ici et maintenant selon ses volontés. Il tend aux collectionneurs riches et puissants, effondrés à l'idée de vieillir et de mourir et cherchant à sortir de la masse et à se singulariser, le miroir de leur désir de satisfaction d'un moi de plus en plus exigeant et sophistiqué. Et parce que exceller s'inscrit dans le cadre de l'idéologie narcissique de la réalisation de soi, la performance qui caractérise cette nouvelle génération d'artistes s'exprime à coups de millions d'euros ou de dollars et d'oeuvres monumentales, comme la preuve flagrante d'un génial dépassement de soi. Comme aussi la valeur que chacun s'attribue, celui qui vend mais aussi celui qui dépense. D'où des oeuvres en forme d'images de marque évoluant au gré de leurs supports. C'est l'idée du postmodernisme et de l'art conceptuel dans lequel toute expression humaine peut devenir de l'art à partir du moment où un artiste la présente comme telle. Comme une expression de soi. Il n'y a ici en réalité aucun goût pour l'altérité bien que tous aient profondément besoin des autres pour se sentir exister. Tout comme ceux qui achètent ces oeuvres, partageant avec leurs auteurs la fragilité d'avoir besoin d'autrui pour s'estimer eux-mêmes. Plus qu'être aimé, c'est le désir d'être admiré et d'admirer qui prime. Le regard médiatique devient alors essentiel car il achève de considérer ce phénomène comme exceptionnel. Cette nécessité du regard extérieur a déplacé les frontières psychiques : le développement du moi passe par l'adoubement public. C'est l'illusion d'un être idéal offert à des foules en quête de sens et de destin personnel. Faut-il alors lire dans le fait que le héros de Houellebecq n'arrive pas à achever sa toile, « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l'art », le début de la fin de cet art de la célébrité, du grandiose et de l'argent ? Faut-il croire le brillant critique d'art et réalisateur britannique Ben Lewis lorsqu'il fait le parallèle avec le rococo français très prisé d'un ancien régime corrompu et décadent, et prédit une chute de l'art contemporain aussi spectaculaire que sa montée ? Lui pour qui l'art est devenu complaisant envers lui-même, plus sentimental que véritablement intellectuel ou émouvant. On retiendra que, avec le Goncourt et le prix Décembre attribué à Frédéric Schiffter pour « Philosophie sentimentale », le débat sur la création artistique a repris de la vigueur. « Pour Schopenhauer, l'art est une activité d'infirme dans laquelle l'artiste souffre d'une atrophie du vouloir-vivre compensée par une hypertrophie de la conscience », écrit Schiffter, le philosophe. Bref, moins l'artiste vit, mieux il voit. Tout le contraire de l'esthétique frivole contemporaine.Par Sophie Péters Éditorialiste
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