Impuissante théorie et vaine sagesse

Faut-il encore chercher dans les textes laissés par les grands maîtres de la philosophie des réponses aux questions que nous nous posons ? Alors que chaque année, les magazines font recette avec des couvertures sur l'enseignement de Platon, de Socrate ou de Nietzsche, que des cadres se précipitent le soir à des cours de philosophie ou aux conférences des cafés philo, que des chefs d'entreprise convient les maîtres du bien-être dans leurs réunions, deux philosophes lancent une pierre dans leur jardin : aucune méthode, recette, règle de vie, aphorisme, peut nous tenir lieu de gouvernail. Seul capitaine à bord de notre vaisseau, l'océan pour terrain de jeux, on fait avec les moyens du bord. Tous deux partagent la conviction de Schopenhauer : « Vouloir corriger les défauts de caractère d'un homme par des sermons de morale est aussi chimérique que de forcer un chêne à donner des abricots. »Le premier, Frédéric Schiffter, est professeur de philosophie sur la Côte basque. Son essai, « Philosophie sentimentale », paru chez Flammarion, vient de remporter le prix Décembre, l'anti-Goncourt. Signe que son livre a frappé juste. Le second, Alexandre Jollien, est écrivain, handicapé de naissance. Auteur du « Philosophe nu », il témoigne que la fonction ne fait pas le sage. À quoi bon être philosophe, si l'on n'est pas capable de résister à ses envies les plus viles comme à ses craintes les plus folles ? À rien. Chacun à sa manière témoigne de la difficulté de vivre. Mieux : Frédéric Schiffter dénonce parmi ses semblables « ceux qui se recyclent dans le commerce des sagesses faisant accroire à un public semi-cultivé en quête de supplément d'âme qu'ils détiennent les recettes d'une vie heureuse et réussie ». Que les prêcheurs de la vie bonne passent leur chemin. Tel un recueil de réflexions, chacun des dix chapitres s'ouvre par un aphorisme glané chez ses « amis à penser » (Proust, Montaigne, Freud, Schopenhauer, etc.), dans lesquels monsieur le professeur nous démontre avec érudition que décidément, non, « nous ne nous gouvernons pas ».Une conviction à laquelle fait douloureusement écho Alexandre Jollien dans « le Philosophe nu ». Se mettant dans le plus simple appareil émotionnel, lui qui a bataillé durant des années pour surmonter la difficulté de vivre malgré son handicap dépose les armes de la théorie. « Entre les mots, les discours et le quotidien, il y a un gouffre, d'où ce journal... Je devise sur la paix et je vis dans le trouble [...]. J'ai sollicité la philosophie comme une ?techne tou biou?, un art de vivre. À présent, la donne a changé. Je ne crois plus qu'un peu au pouvoir de la raison. Chaque jour ou presque, l'efficacité de ma volonté en prend pour son grade. » Il tente de dessiner un art de vivre qui résiste à la volonté et à la raison. Tout en illustrant que la sagesse relève de la croyance.Nul débat tendu entre pessimistes et optimistes. Nulle façon de botter en touche. Simplement un regard sur la vie, les yeux dans les yeux... en laissant tomber les masques. Une exhortation à s'en remettre à la singularité de chacun. Au coeur de nos vies affairées, emplies de théories plus proches de martingales que de boussoles, voilà qui raisonne comme du bon sens. La charge peut cependant paraître violente.Ainsi, à propos de l'univers du travail, Frédéric Schiffter dépeint une servitude désirée. « Donner son temps à une entreprise qui en disposera pour elle selon les nécessités ou les aléas du marché, et ne le destiner qu'à une activité professionnelle dont dépendront tous les autres moments de la vie, trahit un dégoût de soi pouvant d'ailleurs se traduire en autodestruction physique comme le prouve l'actualité des suicides au travail. » Celui qui se targue volontiers d'être dilettante et velléitaire voit dans ce que l'on appelle communément la motivation, « la phobie native de s'individualiser, doublée de l'appétit de se fondre dans un tout ». En témoigne, selon lui, la fierté avec laquelle beaucoup arborent la raison sociale de leur société comme une identité.Idem pour les loisirs qui consument une « extraordinaire quantité de force nerveuse » et soustraient les individus à la « réflexion, à la méditation, à la rêverie ». Résultat : se perdant dans une foultitude d'activités, l'homme moderne en perd sa personnalité qu'il lui conviendrait de trouver dans le « repos studieux » cher aux Anciens. Pire, il exerce son penchant grégaire avec délectation dans un monde qui doit demeurer à son image.Alors, en matière de pédagogie de la lucidité, il faut s'en remettre aux poètes, écrivains et dramaturges plus qu'aux philosophes. Si découvrir et révéler la vérité sur l'enfer que l'on porte en soi n'épargne pas de ses affres, se frotter aux oeuvres et aux témoignages des grands artistes rassure le temps d'être plongé dans leur oeuvre. Et Frédéric Schiffter d'en appeler à Proust : « Les idées sont des succédanés des chagrins en cela qu'au moment où ils se changent en idées ils perdent une partie de leur action nocive sur notre coeur et même au premier instant la transformation elle-même dégage subitement de la joie. »C'est un peu de cela que cherche courageusement à faire Alexandre Jollien en ouvrant sa boîte de Pandore des passions. Car s'il est vrai que les passions nous gouvernent, nombreux sommes-nous à tenter de les museler. Or nos deux philosophes sont d'accord sur ce point : l'enseignement ne vaut que par la singularité de celui qui l'exprime. Autrement dit, les meilleurs concepts, les thèses les plus brillantes ne dégagent leur véritable saveur que s'ils trempent leur plume dans le récit d'un chagrin personnel, comme les apprécie Schiffter. Dans ce registre, tous deux ont le même ami pour guide : Michel de Montaigne, qui préférait les esprits véridiques, « c'est-à-dire désireux de conformer leur pensée au réel ». « Notre savoir n'est autre chose que ce que notre pensée parvient à saisir du chaos avec le moins de confusion possible », écrit Frédéric Schiffter. Quant à Alexandre Jollien, sa volonté de se doter de vertus pour devenir un autre montre à chacune de ses pages combien sa raison et ses résolutions capitulent devant ses désirs et ses fantasmes. En ces temps de chaos, n'oublions pas de regarder le monde par le petit bout de la lorgnette et de « vivre à propos », comme le recommandait Montaigne. Sophie Péters « Philosophie sentimentale », de Frédéric Schiffter. Flammarion (192 pages, 17 euros).« Le Philosophe nu », d'Alexandre Jollien. Editions du Seuil (197 pages, 15 euros).
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