Russie  : les ambiguïtés d'une renaissance

Au firmament des pays émergents, la Chine fait figure de star. Il est pourtant une autre étoile des équilibres géopolitiques mondiaux : la Russie. Un pays complexe, qui, au nom de ses « vertus spécifiques », s'estime souvent mal compris, alors que, contrairement à son puissant voisin chinois, il tente de mener de front démocratisation et intégration à l'économie globalisée. Cette volonté de « normalisation », Hélène Carrère d'Encausse et Marlène Laruelle la décryptent, chacune à sa manière. Et mettent à mal quelques idées simplistes ou dangereuses.Dans « la Russie entre deux mondes », la secrétaire perpétuelle de l'Académie française nous offre une brillante analyse d'une renaissance qui date de vingt ans, une poussière d'Histoire. Quand l'Union soviétique disparaît, en décembre 1991, l'ivresse de la liberté est de courte durée. Les Russes découvrent que leur puissance n'est plus puissante, mais tout simplement pauvre. La thérapie de choc, mise en place au nom de l'économie de marché, se révèle être un choc brutal dans un climat de jungle économique et de chaos politique, en dépit de premières élections démocratiques. Ce rappel donne la mesure du chemin parcouru. Par Boris Eltsine, pour donner une « image de puissance » dans un monde qu'il découvre multipolaire. Puis par Vladimir Poutine, décidé à opter pour la coopération plus que la confrontation, pour réinscrire son pays parmi les grands acteurs de la planète.L'ouverture vers l'Europe jugée décevante, la Russie va tirer partie de sa spécificité géographique de géant eurasiatique. Et Vladimir Poutine s'appuiera sur le passé d'un pays marqué par l'islam - depuis le XVIe siècle - pour lancer une offensive de charme et effectuer un retour sur la scène moyen-orientale. Le tout sur fond de diplomatie énergétique active, pour ne pas laisser les États-Unis jouer, en seuls maîtres, dans le « grand jeu » du Caucase, dont le potentiel excite toutes les convoitises. Pour Hélène Carrère d'Encausse, cette stratégie, complétée en interne par une reprise en main de la scène politique et économique, explique la popularité de l'actuel Premier ministre. Les Russes lui sont gré d'avoir rétabli l'autorité de l'État et de faire de nouveau entendre la voix et les intérêts russes sur la scène internationale. Une popularité à la mesure d'une croissance favorisée, il est vrai, par la manne due à l'envol des cours du pétrole. En creux, elle explique aussi leur relative indifférence pour le président, Dmitri Medvedev, dont l'auteur ne parle qu'au détour d'un chapitre... consacré à la très controversée guerre en Géorgie.La fierté recouvrée des Russes suffit-elle à dresser un bilan sans nuages de la Russie ? Certes non. Le drame d'un pays en déclin démographique - les républiques islamiques connaissent un fort taux de natalité -, l'absence de réformes permettant de diversifier un pays rentier soumis aux aléas des cours énergétiques, alors que se prépare l'ère de l'« après-pétrole », n'en sont que des illustrations. Sur ce terrain, Marlène Laruelle apporte dans « le Nouveau Nationalisme russe » une analyse aussi subtile que dense d'une société en quête d'identité et en crise latente.Les raisons en sont multiples. Si la pauvreté a régressé, les inégalités se creusent. La grande bourgeoisie vit dans un monde globalisé, déconnecté des réalités d'un pays où les attentes des classes moyennes ont peu à voir avec celles des milieux ruraux et d'une partie de la province. Sans oublier les difficultés des minorités ethniques. À la recherche d'une « reconnexion » avec la société, le Kremlin invente un nouveau nationalisme « administr頻, étiqueté « patriotisme » au nom de la modernisation et de la « normalisation » du plus vaste pays du monde.Las. Selon l'auteur, cette idéologie sans doctrine n'est qu'un « contenant sans contenu » et appelle à un consensus mou. Le terme « mou » semble faible lorsque Marlène Laruelle décrit les méthodes du Kremlin pour mettre en place Russie unie, un parti poutinien comprenant de multiples tendances mais lui permettant de marginaliser toute opposition ; pour reprendre en main les médias et les ONG ; pour redonner la primauté à l'église orthodoxe dans le cadre d'un État juridiquement laïc. Sans oublier la mise au pas des oligarques assimilés, dans l'opinion publique, à la « brutalité corrompue des années eltsiniennes » et aux retombées sociales désastreuses des privatisations des années 1990.Cet édifice n'a rien d'un retour nostalgique au stalinisme, tant le pays a tourné le dos à l'autarcie du temps de l'URSS. Mais il reste, selon elle, fragile. La montée de la xénophobie et de la violence est à la mesure des frustrations d'une part de la population. Et la corruption reste une gangrène. Un choc économique sérieux, un conflit entre les élites, et le « label patriotique » imposé par Vladimir Poutine ne suffira plus à maintenir un semblant d'unité sociale. Certes, sur l'échelle de Richter de la démocratie, la Russie est mieux placée que la Chine. Mais la question reste ouverte : quel usage la Russie fera-t-elle de son statut de puissance recouvrée, et le Kremlin d'un « contrat social » ambigu ? Les élites s'interrogent sur une renaissance inachevée. Au-delà d'une apathie plus proverbiale que réelle, le peuple russe aussi.Françoise Crouïgneau« La Russie entre deux mondes », par Hélène Carrère d'Encausse. Fayard. 327 pages. 20,90 ?« Le Nouveau Nationalisme russe », par Marlène Laruelle. L'?uvre Éditions. 373 pages. 20 ? Encadré :À la rencontre des Russes : un savoureux carnet de voyageRenouant avec une vieille tradition littéraire, Dominique Bromberger nous entraîne à la découverte d'une Russie méconnue dans un savoureux carnet de voyage. De Saint-Pétersbourg à Irkoutsk, d'Omsk à Grozny, l'auteur peint un tableau pointilliste mais révélateur de la vie quotidienne russe. Ses croquis de paysans ou de cinéastes, d'apparatchiks ou de ravissantes guides, d'inconnus rencontrés dans le train, dans des guitounes ou des casinos se lisent avec délice. D'autant que l'auteur a encore en tête un voyage mémorable, réalisé dans les années 1960, et ses reportages de journaliste. La générosité, la créativité et l'humour des Russes transparaissent à chaque page. Leurs inquiétudes et leurs peurs aussi. F. C.« C'est ça, la Russie », par Dominique Bromberger. Actes Sud. 326 pages. 23 ?
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