Fralib : pourquoi la marque de thé Eléphant n'est pas soluble dans la reprise du site d'Unilever

Le problème posé :Les déclarations de Paul Polman (PDG du groupe Unilever) du 20 août ont relancé la question de l\'exploitation de l\'usine de Gémenos sans la marque ÉLÉPHANT (qui appartient au groupe Unilever) et, incidemment, celle de forcer le groupe Unilever à céder cette marque.On sait en effet que la poursuite de l\'exploitation de ce site de fabrication de thés et autres infusions est sérieusement envisagée après le retrait du groupe Unilever, vraisemblablement par les anciens salariés au moyen d\'une SCOP (coopérative ouvrière).Mais on sait aussi que la marque ÉLÉPHANT, dont l\'ancienneté et la notoriété en France ne sont pas discutables, est considérée comme nécessaire (voire indispensable) au fonctionnement du site : certains déclarent qu\'elle fait partie du patrimoine de la région marseillaise et d\'autres affirment avoir trouvé des investisseurs prêts à acheter la marque pour 15 millions d\'euros. À défaut de pouvoir exploiter cette marque, le site ne serait pas rentable et la viabilité du projet de reprise serait sérieu-sement remise en cause.Toutefois, même s\'il a consenti à céder le site et les machines à un prix symbolique, le groupe Unile-ver n\'entend pas céder sa marque. Ce faisant, il restera maître de l\'exploitation de la marque ÉLÉPHANT en France, et le site de Gémenos devra fabriquer et commercialiser ses produits sous d\'autres marques.Dans ce contexte, certains ont envisagé de forcer le groupe Unilever à céder sa marque. Mais cela est plus facile à dire qu\'à faire...Les obstacles juridiques :1) En droit français, la marque est un actif incorporel indépendant du fonds de commerce ; en consé-quence, et sauf convention expresse, la cession ou la reprise d\'un fonds de commerce n\'incluent pas les marques.Le droit de marque est par ailleurs un droit de propriété, qui est un droit fondamental classique ga-ranti par la Constitution et la jurisprudence de la Cour de Justice, ou encore la Convention euro-péenne des droits de l\'homme. Et il n\'existe pas de texte prévoyant des limitations ou des restric-tions à ce droit de propriété.Rien ne permet donc, en l\'état actuel du droit français, de forcer un titulaire de marque à céder sa marque à autrui (surtout à titre gratuit !). Et rien ne permet non plus d\'évincer ce titulaire de ses droits sur sa marque au profit d\'un tiers.2) La situation est donc différente à cet égard de celle du droit des brevets.Le Code de la Propriété Intellectuelle dispose en effet que « l\'État peut, à tout moment, par décret, exproprier, en tout ou partie, pour les besoins de la défense nationale, les inventions, objet de de-mandes de brevets ou de brevets » (art. L. 613-20). Il existe des dispositions similaires pour les ob-tentions végétales pour les besoins de la défense nationale (art. L. 623-22).L\'application de ces textes spécifiques impose deux conditions : d\'une part, que l\'invention ou l\'obtention végétale concernées intéressent la défense nationale, et, d\'autre part, et de façon classi-que en matière d\'expropriation, qu\'une indemnisation soit versée en contrepartie de l\'expropriation.Tout rapprochement avec le droit des marques en général et le cas de la marque ÉLÉPHANT en parti-culier est donc ici exclu : non seulement parce que cette marque et les produits qu\'elle désigne sont totalement étrangers à la défense nationale mais encore parce qu\'il n\'a jamais été question d\'indemniser son titulaire.Sur un plan plus pratique et notamment au sujet de cette indemnisation, se poserait nécessairement la question de son montant, qui, compte tenu de l\'importance de la marque ÉLÉPHANT, de son an-cienneté et de ses parts de marché, ne pourrait qu\'être très élevé, sauf à spolier son titulaire non seulement en l\'évinçant du marché mais encore en le privant du juste prix de sa marque.3) C\'est tout aussi vainement que l\'on rechercherait un commencement de solution avec une éventuelle licence d\'office ou licence obligatoire (c\'est-à-dire une licence imposée au titulaire du brevet pour satisfaire l\'intérêt général, l\'obligeant à faire exploiter son brevet par des tiers).Tout d\'abord, parce que cette possibilité n\'existe pas non plus en droit des marques, mais seulement en droit des brevets. Et aussi parce que, là encore, une éventuelle licence d\'office concerne des domaines bien particu-liers et plusieurs catégories d\'intérêts : intérêt de la santé publique, intérêt du développement éco-nomique, intérêt de la défense nationale, intérêt de l\'économie de l\'élevage, ou encore le domaine de la technologie des semi-conducteurs.Toute transposition éventuelle au cas de la marque ÉLÉPHANT est donc exclue.4) L\'hypothèse d\'une dépossession par nationalisation n\'apparaît pas non plus envisageable en l\'espèce.Certes, par l\'effet des nationalisations de 1981/1982 les marques appartenant aux entreprises natio-nalisées ont été transférées à l\'État français. Mais ces transmissions de propriété de marques ne sont en réalité qu\'une conséquence accessoire des opérations de nationalisation proprement dites, qui portaient avant tout sur les entreprises, dans leur globalité, et non pas seulement sur leurs marques.Mais on voit mal l\'État français s\'impliquer aujourd\'hui dans une opération aussi complexe pour une activité de production de thé, qui n\'est manifestement pas un produit stratégique pour l\'économie française.5) Enfin, et pour des raisons évidentes, on doit aussi exclure le cas d\'une confiscation de guerre...L\'hypothèse d\'un texte spécial :Pendant sa campagne présidentielle, le candidat François Hollande s\'est montré favorable à une loi encadrant les fermetures d\'usines rentables et a par ailleurs souhaité que le groupe Unilever cède sa marque ÉLÉPHANT gratuitement. Il a ainsi présenté, avec divers autres députés composant l\'actuel gouvernement, une proposition de loi « tendant à garantir la poursuite de l\'activité des établisse-ments viables notamment lorsqu\'ils sont laissés à l\'abandon par leur exploitant ».Mais dans le contexte ci-dessus rappelé, ces vœux sont vains.Car, en premier lieu, la proposition de loi susvisée ne concerne que lesortdes usines ou des établis-sements industriels, avecles mesures et protocoles susceptibles d\'être mis en œuvre pour assurer la poursuite de leur activité malgré le désintérêt de leur précédent exploitant. Mais elle ne concerne pas les entreprises propriétaires desdits usines ou sites, et encore moins la question de leurs mar-ques. Or on a dit plus haut que le sort d\'une usine ou d\'un établissement industriel n\'est pas lié à celui des marques, et vice versa. En conséquence, à la supposer votée, une telle loi n\'aurait pas d\'impact sur les marques.On envisage difficilement une loi spécifique, traitant tout particulièrement de l\'obligation pour une entreprise de céder tout ou partie de ses marques à des tiers dans des conditions restant à détermi-ner mais dont on voit bien qu\'elles obéiraient à des considération d\'ordre politique. Car une telle mesure s\'apparenterait à une expropriation et imposerait donc de justifier d\'une cause d\'utilité publique et d\'indemniser les titulaires de marques (voir supra).Sur les plans juridique et procédural, un tel texte serait exposé à de nombreuses difficultés.Et sur le plan économique et international, ses effets seraient dévastateurs. Car, en portant atteinte aux droits de marques des entreprises, un tel texte créerait une insécurité juridique considérable et freinerait nécessairement l\'implantation et le développement des grandes marques en France, qui y perdrait de son crédit. *Alain Cléry est totalement indépendant du groupe Unilever, dont il n\'est ni n\'a été le conseil.  
Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.