Et si on partageait le pouvoir dans l'entreprise ?

Des dîners entre copains jusqu'aux débats les plus prestigieux, comme ce week-end à la Cité de la Réussite à Paris, en passant par des notes de conjonctures sociale et autres sondages, le constat est identique: ça ne peut plus continuer comme ça! Qu'est-ce qui ne peut plus continuer? Le manque d'autonomie, de dialogue, de partage, de responsabilités en un mot de "liberté" dont souffrent les salariés aujourd'hui. "Dans un groupe où la structure n'est pas toute puissante, il est possible d'accorder une plus large place au partage d'expérience et à l'échange. On manage alors autre chose que du temps de travail. Les entreprises les plus innovantes sont celles qui incitent leurs acteurs, à tous les niveaux à échanger et à s'écouter mutuellement. Et là tout le monde se sent responsable!", a martelé Pascal Picq, le célèbre paléoanthropologue qui intervenait à la Cité de la Réussite sur "l'économie du partage". Isaac Getz, professeur à ESCP Europe et auteur de "Liberté&Cie, quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises", a lui aussi esquissé le partage des pouvoirs dans l'entreprise comme solution à la crise... mieux, comme levier de performance. C'est là que les dirigeants commencent à être attentifs, puisque la crise a l'immense mérite de mettre les "sachants" au même niveau ou presque que les "ignorants". Pendant quatre ans, Getz se passionne pour ces entreprises qui ne connaissent pas la crise et où les salariés coulent une vie professionnelle épanouie. Au terme de son enquête, il cherche à démontrer que la liberté donne de meilleurs résultats que le caporalisme:  "l'exercice d'un contrôle autoritaire s'accompagne d'une multitude de coûts cachés qui ne pèsent pas seulement sur les bénéfices mais sur la santé des employés (...) La grave erreur des bureaucrates est de s'imaginer que, parce qu'une chose s'appelle règle, elle est préférable à un arrangement moins formel. D'autant que la plupart de ces règles ne se bornent pas à saper le moral des salariés: elles empêchent la grande majorité d'entre eux de faire ce qui conviendrait".Considérer les salariés comme des adultes responsablesQu'elles s'appellent Chronoflex à Nantes, Flavi à Hallencourt en Picardie, Poult à Montauban, ou encore Lippi à Mouthiers-sur-Boëme en Poitou-Charente ou Usocome à Haguenau, elles tendent à considérer leurs salariés comme des adultes responsables et non comme de bons petits soldats... à l'instar de leurs modèles: des géants mondiaux comme Harley-Davidson, Sun Hydraulics, ou encore W.L.Gore et Southwest Airlines. La plupart n'ont pas de parking réservé à la direction, ni de bureaux plus spacieux pour les cadres. Certaines ne regroupent pas leurs collaborateurs par service... mais par client. Beaucoup ne dispose plus d'une pointeuse. La plupart autorisent les salariés à fixer leurs propres emploi du temps et certaines n'ont plus aucuns managers, ni titres, ni grades. Les salariés choisissent leurs leaders, définissent eux-mêmes la description de leurs postes. Qu'est-ce qui unit ces entreprises performantes aux retours sur investissement élevés et au taux de rotation des salariés excessivement bas? La considération et le respect qu'elles donnent à leurs salariés. "Ici on les écoute au lieu de leur dire quoi faire. On leur transmet toutes les informations sur la marche de l'entreprise leur permettant de prendre collectivement les meilleures décisions. On encourage la prise de risque sans avoir recours aux carottes et aux bâtons", résume Jean-François Zobrist, l'ancien patron de Favi, devenu leader mondial en fonderie sous-pression d'alliage cuivreux.Lâcher la brideEntré chez Favi en 1971, Zobrist constate qu'il n'y a "pas de performance sans bonheur", et "pas de bonheur sans responsabilité". Il décide de lâcher la bride à ses ouvriers en supprimant les échelons hiérarchiques. Ces derniers s'organisent en "mini-usines" dédiées à chaque client. Le "leader" de chaque mini-usine, ancien ouvrier expérimenté n'impose aucune directives à son équipe sans en expliquer l'origine, le "pourquoi". Il les laisse en revanche libres du "comment", chacun trouvant alors des améliorations. Libres aussi des cadences, qui, du coup, s'envolent sous le coup de leurs nouvelles responsabilités. Tous ceux qui rencontrent un problème et qui ont une solution l'appliquent. Pas besoin d'en parler avant pour demander l'autorisation, ni après pour obtenir des remerciements. Le leader n'a dans cette organisation que des fonctions d'assistance. Et ça marche comme ça depuis déjà plus de dix ans, Favi ayant évité la crise des équipementiers automobiles avec un cash flow positif à deux chiffres et des parts de marché en Europe passées de 50 à 70% en 2009. Quant à Jean-François Zobrist, il est devenu une "figure" et raconte sa démarche au sein des réseaux APM et Germe, sortes de pépinières des patrons libérateurs, avec des formules digne d'Audiard: "il y a le même taux d'imbéciles chez les ouvriers que chez les ingénieurs, mais les seconds coûtent plus chers"; "les chefs de services s'ennuient, alors ils passent leur temps à emm...les ouvriers"; "RH pour moi c'est rendre heureux et pour ça, pas besoin d'un DRH".Seul avantage concurrentiel: la façon d'organiser le management Carlos Verkaeren, PDG des biscuiteries Poult (230 millions de CA, 1700 personnes dont 800 en France) depuis dix ans, en est persuadé: "les RH ne s'occupent que de la surface des choses. En enquêtant auprès des multinationales plus résilientes que les autres, je suis arrivé à la conclusion que le seul avantage concurrentiel, c'est la façon d'organiser le management". En 2006 il arrête pendant deux jours l'usine de Montauban et réunit les 800 salariés pour travailler sur leur vision de l'entreprise. Ils déterminent alors eux-mêmes leur organisation (planning, ligne de production, congés, etc.) et suppriment deux échelons hiérarchiques. "Depuis l'usine fonctionne avec une productivité accrue et le résultat opérationnel a doublé en deux ans", constate Carlos Verkaeren, pour qui le secret d'une bonne organisation consiste à faire coïncider l'intérêt des salariés et celui de l'entreprise. Chez Poult, ni titres, ni organigramme mais juste des communautés d'expertise et un comité de pilotage pour étudier les rémunérations et les recrutements. Au final, un management à la scandinave, où on privilégie les moyens sur les objectifs, et où la liberté se paye par la responsabilité et un engagement collectif. "L'entreprise n'est pas rose tous les jours mais les salariés sont plus heureux car ils sont très investis", convient le président qui avoue avoir lui-même dû "lâcher prise" non sans difficulté et laisser les salariés décider.La liberté au travail ce n'est ni la hiérarchie ni l'anarchie. Juste un environnement. "Lâcher prise"? C'est la clef de ces transformations menée par ces patrons. En supprimant toute surveillance au profit de l'auto-organisation du personnel, ils ont décuplés la motivation au prix d'un intense effort sur leur rapport au pouvoir. A l'instar d'Alexandre Gérard, le fondateur de Chronoflex. En 2009, très inquiet de la baisse d'un tiers de l'activité, il croise le chemin de Zobrist et Getz, et ressort convaincu que le salut de l'entreprise passe par son changement...à lui! En quelques mois, il "nettoie" tous les signes de pouvoir (plus de parking, ni de grand bureau, ni de titre ronflant), histoire de commencer par créer un langage commun. Puis, il réunit le personnel et laisse émerger les solutions. Des sortes d'universités permanentes se mettent en place, chacun formant son voisin sur ce qu'il sait faire, afin de monter en compétences tous les collaborateurs. Les primes sont décidées collectivement et partagées par le groupe. Le management intermédiaire n'existe plus. Il sert de "ressource" à la façon des porteurs d'eau. "Il n'est pas question de dire "faites ce que vous voulez", ni même "faites ce qui vous paraît le mieux", car sans orientation tout le monde se mettra à faire ce qu'il estime le plus utile pour l'entreprise, quitte à être en contradiction avec la vision. Pire encore, les gens risquent de se mettre à agir dans leur propre intérêt et non dans celui de la société. La liberté au travail ce n'est ni la hiérarchie ni l'anarchie. Juste un environnement au sein duquel les salariés se motivent tout seuls", explique Alexandre Gérard. Aux "managers" de comprendre ce qui entrave le fonctionnement et d'y remédier pour que les salariés puissent s'auto-diriger. Poussant la logique de libération de son entreprise à l'extrême, il vient de partir pendant un an faire le tour du monde en famille. Et s'est préparé avec son coach en revisitant ses croyances. A commencer par celle qui voudrait "qu'il se saigne au boulot pour que tout marche bien". "Le premier frein, c'est moi, reconnaît Alexandre Gérard. J'ai compris la différence entre "avoir le pouvoir de faire les choses" et le "pouvoir sur"." Chemin long et exigeant et nouvel apprentissage du quotidienLa nuance est bien là. Pour Isaac Getz, "tant que le siège de la décision est occupée, les managers obéissent sans trop réfléchir. Quand il est vide, le terrain le remplit. Si on laisse aux salariés le pouvoir de résoudre un problème ils trouvent la solution eux-mêmes. Sinon ils appliquent...mais sans conviction". Ce chantre de la libération compare les entreprises au chêne et au roseau de La Fontaine. Les chênes, adeptes du commandement et du contrôle souffrent aujourd'hui du vent de la crise quand les roseaux acquis à l'initiative individuelle s'adaptent. Pour qui veut s'atteler à cette nouvelle forme d'organisation du travail, il ne s'agit pas de supprimer des échelons hiérarchiques et de troquer un 4x4 contre une 2CV, ni de lâcher la bride et de dire en substance aux équipes "débrouillez-vous". Le chemin est long, exigeant et semé de chausse-trappes. A commencer par la résistance et la méfiance de salariés habitués à "obéir" et à appliquer des procédures. Quand ce n'est pas le patron qui se voit soupçonné de délit de démagogie. "Il est très délicat de s'interdire de décider quand tout le personnel estime que l'on détient la solution. Et dès que le patron relâche l'emprise d'autres tentent de s'en emparer. Le plus difficile c'est la phase de transition. Tout le monde continue à venir voir le patron. Mon premier problème c'est la tentation de résoudre", admet Frédéric Lippi. Fabricant de grillages et de clôtures, la PME familiale (260 personnes, 40 millions d'euros de CA) qu'il reprend peu à peu avec son frère Julien est engagée dans la démarche. "Nous créons les conditions pour que les choses se fassent. Quand il y a un problème de compétence c'est qu'il n'y a pas les bonnes informations. Ce qui est questionné aujourd'hui c'est la masse d'encadrant qui plombe la masse salariale et pour qui la réussite d'une carrière c'est d'accéder à un poste de contrôle. Le temps où il fallait structurer pour soutenir la croissance est révolu. En période de crise, l'auto-organisation coûte moins cher et rapporte plus à tous points de vue", estime Frédéric Lippi. "Ceux qui n'aiment pas manager pensent que l'autonomie c'est plus facile. C'est tout l'inverse, renchérit Michel Long, dirigeant de Mecabor. N'importe qui peut faire appliquer des ordres venus d'en haut. Mais faire preuve de clairvoyance, d'attention de chaque instant et de souplesse n'est pas donné à tout le monde. C'est un nouvel apprentissage quotidien". Un exercice qui revient pour beaucoup de leaders à "sauter en parachute". Tous admettent avoir dû vivre une forme de "vulnérabilité" en donnant leur confiance à leurs salariés.Au final, l'agilité d'une entreprise est déterminée par son leadership: "pour atteindre la performance forte et durable qu'ils visaient, ces patrons ont renoncé à agir sur l'homme (à le contrôler, le motiver, le manager) et préféré agir sur son environnement pour que ce dernier le nourrisse", résume Isaac Getz. Mais avec deux cartes maîtresses, la transparence et la confiance, et dans un jeu qui implique les salariés, leur inspirant une auto-motivation qu'aucun chèque ne produira jamais.  
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