Voyage au coeur de l'empathie

C'est une somme de 600 pages, un pavé comme on dit dans l'édition. Mais qui pourrait faire date dans notre approche de l'humanité. Car c'est à un long voyage historique que nous convie l'imposant ouvrage de Jeremy Rifkin « Une nouvelle conscience pour un monde en crise », pour tenter de saisir les enjeux de notre mutation. À sa lecture, on ne doute plus du bien-fondé de ce qu'il nous propose : une « civilisation de l'empathie ». Si le thème est en soi déjà assez enthousiasmant, cet économiste lui apporte la rigueur scientifique et psychologique qui fait trop souvent défaut au sujet. S'appuyant sur des études - certaines inédites - de scientifiques contemporains comme des psychologues de l'époque de Freud, il balaye un siècle d'avancées en recherche sur le comportement humain. Pour aboutir à une seule et même conclusion : les êtres humains sont doués d'empathie et ce, dès la naissance. Charge à l'environnement, et bien entendu aux parents, de laisser s'épanouir ce penchant naturel. Et de reprendre la thèse de Winnicott : la relation précède l'individu, pas le contraire. Ce ne sont pas les individus qui créent la société, c'est la société qui crée les individus, remettant ainsi en cause le principe crucial de la modernité : celui de l'individu autonome, indépendant qui exerce sa volonté sur le monde.Mais c'est aussi un gigantesque panorama du rôle joué par l'empathie dans le développement et la conduite des choses humaines tout au long des siècles que déroule ce spécialiste de prospective économique et scientifique, avec force références littéraires, historiques et philosophiques. Ainsi Goethe apparaît-il ici comme un « homme de tous les temps », lui qui « regardait le monde, la nature et la trajectoire de la conscience humaine à peu près de la même façon que la génération du millénaire qui vit dans le monde cosmopolite du XXIe siècle ». Goethe était en effet persuadé, à l'instar de Rifkin, que la personnalité d'un individu naît des relations qui l'entourent, tant dans la nature que dans la société. Ce qui rend chacun unique, c'est qu'il porte en lui les relations et les rencontres très particulières qui nous emplissent en tant qu'être social. Signe pour l'essayiste américain que les humains doivent aujourd'hui repenser le sens de la « nature humaine » en engageant un dialogue intime avec leur conscience et un dialogue social avec la conscience collective. Au moment où les scientifiques nous disent être à moins d'un siècle de notre disparition, nous avons besoin de mieux comprendre comment nous en sommes arrivés là. D'autant que, réunis dans une proximité toujours plus étroite, nous sommes de plus en plus exposés les uns aux autres sur des modes sans précédent. « Si le choc, écrit Rifkin, en retour contre la mondialisation - xénophobie, populisme et terrorisme - est largement couvert par les médias, on a prêté infiniment moins d'attention à la montée de l'élan empathique, en ces temps où des centaines de millions de personnes entrent en contact avec les autres. » L'humanité doit, selon lui, faire face à une tâche redoutable : pour la première fois, il nous faut aller à l'encontre de notre propre histoire en tant qu'espèce, c'est-à-dire créer une nouvelle civilisation plus interdépendante qui consomme moins d'énergie, d'une manière qui permette à l'empathie de poursuivre sa maturation et à la conscience mondiale de s'étendre, « jusqu'au moment où nous aurons rempli la Terre de notre compassion plutôt que de déchets énergétiques ». On craint la lourdeur des bons sentiments et des beaux idéaux conceptuels. Rifkin les évite grâce à son impressionnante érudition. Montrant comment la conscience humaine s'est développée au fil des millénaires, revisitant notre passé cognitif, il nous propose finalement un immense reportage plutôt qu'un plaidoyer, une sorte de carte anthropologique des mers traversées par la conscience humaine, dotée d'une boussole pour rectifier notre cap et nous aider à parvenir, tels des Ulysse égarés à la recherche d'Ithaque, à ce qu'il nomme l'âge de l'empathie. On n'a qu'une envie : s'y embarquer illico.Sophie Péte
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