Quand les "brigades du clic" pillent l'État

L'État a perdu près de 2 milliards d'euros, les clans de malfrats impliqués dans la carambouille s'entre-tuent quand ils n'organisent pas de kidnapping. Et pendant ce temps, les suspects emprisonnés continuent de frauder. Bienvenue au royaume de la fraude à la TVA sur le marché du CO2.
Copyright Reuters

« Tout le monde parlait de ça, c'était comme la Lady Gaga dans les affaires ! » Selon ces mots d'un suspect, dont le procès, le premier sur ce dossier, commencera en septembre prochain, la fraude à la TVA sur le CO2 était vraiment trop rentable. Et donc trop tentante. Pourtant, les fraudeurs ont fait preuve d'une extrême prudence avant de s'y adonner. Ce qui complique les investigations. La « brigade du clic », du nom donné par des enquêteurs à un des réseaux de fraudeurs qui a fondu sur le marché du CO2 pour y récupérer plus de 200 millions d'euros en 2009, cachait ainsi un réseau de six ordinateurs dans un appartement transformé en bunker, à Neuilly. Mais les ordres étaient le plus souvent passés depuis des accès gratuits à Internet. Un théâtre très parisien pour ce « carrousel international », jeu de manège qui consiste à acheter hors taxe, et vendre TVA incluse des quotas pour en récupérer la différence : 19,6 %. Le mécanisme a délesté l'État français de 1,8 milliard d'euros selon une nouvelle estimation des services de Bercy. Malgré l'énormité de la somme, les poursuites avancent à pas feutrés. « L'État n'a pas jugé utile de porter plainte, pourtant cela aurait permis d'avoir une enquête avec une vue d'ensemble », estime un avocat. L'administration fiscale se borne à être partie civile dans les neuf informations judiciaires ouvertes par le parquet de Paris. Cinq juges du pôle financier tentent actuellement de démêler les réseaux de sociétés écrans qui cachent les structures « défaillantes », et à faire le tri entre les multiples alias utilisés par les vrais fraudeurs. Mais le parquet se montre discret, et des critiques commencent à fuser sur les moyens humains consacrés à cette enquête. « Il n'y a pas vraiment de victime après tout », assure une source. C'est aussi le point de vue d'un des suspects, Fabrice S., à la tête de la société Nathanael qui aurait extorqué plusieurs dizaines de millions d'euros. « À qui vous faites du mal, qui saigne, qui pleure ? » a?t-il demandé au juge, lors d'un interrogatoire. En théorie, aux deniers publics. Donc à tout le monde et à personne.

Mais en pratique, des victimes bien réelles ont commencé à tomber. « Au moins trois meurtres et un enlèvement sont directement liés à la fraude sur le CO2, parce que les différents clans impliqués ont fini par se brouiller », affirme une source proche du dossier. Les premiers fraudeurs, appartenant à la communauté juive séfarade, se seraient appuyés au départ sur le soutien de plusieurs piliers de la pègre parisienne, notamment pour alimenter en cash les réseaux de fraude. Ils auraient ensuite tenté de voler de leurs propres ailes. D'où une série de règlements de comptes. Le premier meurtre aurait eu lieu dès 2009 : c'est celui de Serge Lepage, un caïd de la banlieue sud dont le père, Michel, s'était rendu célèbre en s'évadant de prison en hélicoptère, en 1992. Le suivant, celui d'Azoug Amar, assassiné par des hommes déguisés en policiers dans une brasserie près du parc de Vincennes, serait aussi lié à la carambouille. La victime portait sur elle des documents concernant le CO2. Son assassinat aurait été commandité par Samy Souied, connu des services de police pour diverses arnaques notamment dans les courses de chevaux, lui-même assassiné par balles porte Maillot, fin septembre 2010.

Mais l'épisode qui trouble le plus les enquêteurs est celui de l'enlèvement d'un jeune vendeur de téléphones portables, à l'automne dernier. Jeremy B. travaillait rue Lafayette, dans la même boutique qu'Ilan Alimi, kidnappé et torturé à mort, en 2006, par le « gang des barbares ». Il a été enlevé trois jours durant par des hommes d'origine ivoirienne, comme plusieurs membres du gang des barbares, avant d'être retrouvé par la police près de l'Opéra. Les kidnappeurs réclamaient une rançon de plusieurs millions d'euros. Selon une source, il s'agirait d'une mise en scène sordide fomentée par le clan du sud parisien, et destinée à menacer les fraudeurs proches de la communauté juive. Car contrairement au cas d'Ilan Halimi, dont la famille était modeste, le mobile de l'enlèvement semble cette fois renvoyer à de vrais millions d'euros. Le frère du jeune commercial détenait une société ayant participé à plusieurs marchés du CO2 européens, mais aussi de l'électricité et du gaz, du nom d'Isramart. Il a aujourd'hui quitté le territoire français. Direction Tel-Aviv - comme un certain nombre de suspects.

C'est d'ailleurs ce qui incitait les juges à garder sous les verrous les rares détenus du dossier. Il n'en reste plus qu'un, Gregory Z., en prison depuis dix-huit mois. Dans des conditions particulières, puisqu'il vient d'avoir un quatrième enfant, conçu à la « Santé ». Malgré cela, et malgré la présence en France de ses parents et de son frère, « ses attaches familiales sont jugées insuffisantes » selon la dernière décision du juge des libertés et des peines. Quant à Fabrice S., soupçonné d'avoir éludé 50 millions d'euros de TVA en deux mois, qui risque dix ans de prison si l'on en croit le réquisitoire conclusif que le parquet vient de produire, il a été libéré mi-juin sans contrôle judiciaire, en raison d'un vice de procédure lors d'une demande de liberté. « C'est une bonne chose, parce qu'on faisait porter à mon client la responsabilité de toute l'affaire », note Martine Malinbaum, son avocate, qui assure qu'il se présentera au procès à la rentrée. Contrairement aux autres dossiers, pour lesquels les preuves tangibles manquent, les dossiers Gregory Z. et Fabrice S. sont étayés par la découverte de fonds importants. Pour Gregory Z., il s'agirait de 15 millions de dollars sur un compte en banque de Credit Suisse, en Suisse, dont il serait bénéficiaire par le détour d'un trust. Pour Fabrice S., les enquêteurs auraient retrouvé plusieurs comptes dont l'un chez Standard Chartered à Hong Kong, et d'autres en Israël, à la banque Hapoalim, qui renvoient à un total de près de 20 millions de dollars. Des éléments concrets auxquels s'ajouteraient de nouvelles fraudes.

Selon plusieurs sources, les deux hommes auraient continué à faire tourner des quotas de CO2 en 2010, de prison, en passant des ordres par le biais de téléphones portables détenus illégalement. Avec pour cibles : l'Italie, qui avait un petit marché du CO2 ouvert exclusivement le jeudi jusqu'à fin 2010, et l'Espagne. Leurs portables ont été mis sur écoute par les enquêteurs, qui peinent à faire reconnaître la légalité du procédé. Un épisode qui témoigne encore une fois d'un État désemparé face à la fraude.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.