Accéder aux sommets de l’enseignement supérieur : rareté, clubs et classements

Appliquer l'analyse économique à la concurrence que se livrent les étudiants et les établissement les plus prestigieux est riche d'enseignements. Par François Lévêque, Mines ParisTech.
Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, a quitté Harvard en deuxième année ; Bill Gates de Microsoft aussi. Dans un autre registre, l'acteur Matt Damon n'y est resté que six mois.
Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, a quitté Harvard en deuxième année ; Bill Gates de Microsoft aussi. Dans un autre registre, l'acteur Matt Damon n'y est resté que six mois. (Crédits : Reuters)

Les étudiants choisissent leurs universités et les universités choisissent leurs étudiants. Les classements et palmarès aident les premiers à formuler leurs préférences tandis que concours, dossiers de candidature ou tests d'aptitude président au choix des secondes. Pour les meilleurs des deux, comment se fait l'appariement et quel est son résultat ?

L'analyse économique de la formation élitaire est pour moi un exercice délicat. Le lecteur pourra légitimement se demander si l'auteur, professeur d'une grande école parisienne prestigieuse, ne porte pas un regard biaisé et partial, en particulier s'il parle de l'Université française. Que son établissement, l'École des Mines ParisTech, ait récemment rejoint une université nouvelle, celle de Paris-Sciences-Lettres, n'arrangera rien. Bien logiquement, sa visée d'occuper les premiers rangs n'est pas perçue avec bienveillance par ses consœurs.

L'enseignement supérieur : un marché ?

De plus, l'enseignement supérieur est une activité économique très éloignée de la place de marché et du monde de l'entreprise. Le prix ne règle en rien les admissions. Contrairement aux maisons d'opéra, il n'est pas le moyen utilisé pour attribuer les meilleures places. Ce serait les plus offrants et non les plus méritants et motivés qui rejoindraient alors les meilleurs rangs universitaires ! Même aux États-Unis où des entrées en premier cycle de grands établissements peuvent « s'acheter » via des dons de parents riches ou célèbres (les deux, c'est mieux), la chose n'est pas essentielle.

Même si cela leur est parfois reproché, les étudiants ne sont pas non plus des consommateurs. Ils doivent travailler, souvent d'arrache-pied, réussir examens et projets. Les universités ne sont pas non plus des entreprises. Il en existe bien de privées, à l'exemple des universités de Stanford aux États-Unis ou de Waseda au Japon, mais elles n'ont pas de but lucratif. De plus, les universités d'élite ne peuvent pas se développer en produisant toujours plus pour satisfaire la demande et grandir en taille à l'instar de n'importe quel constructeur automobile, fabricant d'ordinateurs ou chaîne de restauration rapide qui connaîtraient le succès.

Les écoles de commerce et d'administration des affaires sont celles qui se rapprochent le plus des modèles économiques du marché et de l'entreprise. Elles en restent encore cependant bien éloignées : il faut payer cher pour suivre leurs enseignements mais il ne suffit pas de payer pour y entrer ; les plus coûteuses ne sont pas forcément les plus cotées ; leurs administrateurs, souvent des anciens élèves, veillent à l'équilibre des comptes non au maintien d'une marge positive et ils sont attentifs à ce que la croissance n'entame pas le caractère très sélectif et prestigieux de leur établissement.

Mais n'oubliez pas que l'économie est une discipline qui s'intéresse à l'allocation des ressources rares et qui cherche à quantifier des effets et leurs déterminants, ce qui donne tout de même quelques clefs pour observer de près les sommets de l'enseignement supérieur.

Les meilleures formations, des biens et services rares ?

Les biens et services rares ne sont pas uniquement alloués à travers le mécanisme des prix. Pensez à l'échange d'organes entre donneurs et receveurs, par exemple. Ils ne sont pas attribués à ceux qui sont prêts et capables de proposer le plus d'argent. Les consentements à payer et recevoir ne jouent aucun rôle dans la répartition. En revanche, ils peuvent être attribués en recourant à un système de règles qui tient compte des préférences et des caractéristiques des offreurs et demandeurs et qui impose des contraintes et des critères de choix.

Ces systèmes d'appariement ont justement fait l'objet de nombreux travaux théoriques et pratiques de la part des économistes, notamment des meilleurs d'entre eux tant le problème est ardu (voir appendice). Il ne s'agit pas moins de concilier des principes d'efficacité et d'équité.

Plus près de vous que l'échange de rein ou de foie, je l'espère, vous pouvez aussi penser à Parcoursup. Vous-même ou votre fille ou votre fils y étiez peut-être inscrits cette année. Souhaitons alors que les affres de l'attente des résultats n'aient pas été trop aiguës et que le candidat ait été admis dans son établissement préféré, ou pas loin.

Des « biens de club » ou des « biens de position »

Plus précisément, la formation supérieure élitaire s'apparente aux concepts économiques de bien de club et de bien de position.

Au bien de club car, à l'image des salles de sport, la satisfaction retirée des membres dépend de leur nombre, nombre qui ne doit être ni trop petit ni trop grand. S'il est trop petit, les effets positifs de réseau sont insuffisants : manque de pairs à qui se confronter et auprès de qui apprendre ; association d'anciens clairsemée qui ne facilite ni le placement à la sortie ni l'entretien de la renommée.

S'il est trop grand, le prestige associé à l'appartenance au club devient moindre car partagé entre un plus grand nombre et dégradé par un taux de sélection à l'entrée moins drastique. Ce taux sera inévitablement interprété comme une baisse de qualité, ce qui entraînera une diminution de la demande auprès de ceux, sûrs de leur capacité, de leur mérite ou encore de leur statut, qui auraient autrement candidatés et dont le choix se portera désormais ailleurs.

La notion de bien de position, ou bien positionnel (positionnal goods) complète cette idée. La formule est laide mais elle est parlante : la valeur d'un tel bien dépend en effet de son rang dans un classement ou une échelle reconnus par les personnes auxquelles l'on prête attention, voire par l'ensemble de la société.

En d'autres termes, la satisfaction n'est pas retirée du bien lui-même mais de sa position relative. Si la formation de haut niveau était un pur bien de position, cela voudrait dire, par exemple, que les élèves de l'École polytechnique ne retireraient leur satisfaction d'en être diplômés pour aucune part de l'enseignement reçu mais seulement de sa place au-dessus des écoles des mines, des ponts, des télécoms et d'autres encore moins cotées.

La concurrence entre les offres

Les positions étant chacune uniques, la concurrence pour l'accès à ces biens se caractérise par un jeu à somme nulle comme dans les compétitions sportives : si l'un gagne, l'autre perd ; si je suis admis à l'Université Paris Dauphine, une autre ou un autre ne l'est pas ; si le MIT est le cinquième du classement de Shanghai, la place est prise et Princeton sixième ne l'a pas.

La concurrence entre les fournisseurs de ces biens prend dès lors souvent la forme d'une course à des investissements de prestige coûteux. Au cours de ma carrière, j'ai pu assister à une impressionnante escalade dans le luxe des cafétérias des law schools américaines. Si vous avez l'occasion de visiter Cambridge (Massachusetts) faites un tour à celle de Harvard. On se croirait dans le salon d'un grand hôtel. Vous ne pourrez pas cependant visiter la cafétéria de la school of law de Princeton.

Dans une enquête, les étudiants américains classent cette faculté de droit parmi les dix meilleures des États-Unis. Sa cafétéria doit donc être chouette. Le problème c'est qu'il n'y a pas de school of law à Princeton !

Ces dépenses de prestige contribuent à signaler la qualité des établissements. Mais elles ne sont pas les seules, ni même les principales. Le recrutement de chercheurs de haut niveau est par exemple devenu clef à cause de l'importance des publications dans les classements nationaux et mondiaux des universités. Idem pour les efforts d'internationalisation des cursus. Bref, des dépenses multiples car ce qui fait la qualité d'une université ou d'une école d'élite repose sur de multiples critères.

La valeur des étudiants... et leur prix

Un des plus intéressants à discuter est la qualité des étudiants eux-mêmes. Elle est l'input principal du processus de production, dirait l'ingénieur qui observerait aussi que c'est en se frottant à leurs pairs qu'elle s'améliore. Elle détermine la qualité du service produit tout en étant apporté par les clients eux-mêmes, ajouterait l'économiste. Et certains d'entre eux d'en déduire qu'il convient de rétribuer les meilleurs étudiants pour faire la course en tête.

Cette caractéristique très particulière de la technologie de la formation supérieure permet d'expliquer qu'il arrive que les grandes universités coûtent moins cher à leurs élèves que les autres. Citons le cas des universités américaines dans les années 1990. Les frais de scolarité étaient en moyenne par étudiant de 3.800 dollars pour un coût total de 12.000 dollars, la différence étant comblée par des subventions (donations, aides publiques, etc.). Ces frais et ce coût étaient respectivement de 5.700 et 28.500 dollars pour les universités les plus riches et cotées et de 6.100 et 7.900 dollars pour les universités en bas de tableau.

Observons également qu'en France, certains des établissements parmi les plus prestigieux tels l'X et les Écoles normales payent leurs étudiants en leur octroyant une solde ou un salaire. Vous pourriez objecter que ces émoluments sont la contrepartie d'un engagement de l'étudiant une fois diplômé de servir l'État. Mais jusque vers les années 2000, ils ont été rarement remboursés en cas de passage dans le privé. Passage d'ailleurs souvent mal vu, d'où le terme péjoratif de pantoufle pour désigner cette somme à rembourser par opposition à la botte des premiers classés. De façon générale, le coût de la formation par étudiant, c'est-à-dire les dépenses totales de l'établissement divisées par la taille de ses promotions est un signal de qualité.

Salaire futur et « biais de capacité »

Le salaire moyen à la sortie naturellement aussi. Sans surprise, il augmente avec le caractère sélectif de la formation. Ce phénomène a bien été démontré pour le premier cycle aux États-Unis : plus le collège est sélectif, que ceci soit mesuré par le score moyen obtenu au test d'admission standard ou par un ensemble d'autres critères, plus les étudiants qui en sont issus percevront un salaire élevé au cours de leur carrière. Ce résultat intuitif tient compte du poids que jouent également d'autres variables observables et renseignées sur les salaires comme le genre, l'origine ethnique ou encore le niveau d'étude des parents.

Mais n'est-il pas biaisé par des variables cachées ? Si cela se trouve, l'écart de salaires ne reflète pas tant les différences des collèges que le talent et l'ambition des étudiants qui y entrent. Et bien, c'est grosso modo le cas, le recrutement prévaut sur les années de formation.

Un mathématicien, Stacy Berg Dale, et un économiste, Alan B. Krueger, ont les premiers mis en évidence ce biais de capacité. Ils ont recouru à une bien jolie astuce : les candidats postulent en général à plusieurs collèges et certains ne choisissent pas toujours l'établissement le mieux classé (c.-à-d., le plus sélectif) prêt à les accueillir. Or, toutes choses égales par ailleurs, ces originaux seront une vingtaine d'années plus tard autant payés que leurs camarades conformistes qui ont eux choisi le collège qu'ils n'ont pas retenu (ils, c'est-à-dire les originaux).

Dit de façon journalistique et moins alambiquée, si l'étudiant est bon il réussira (financièrement s'entend) même s'il ne sort pas du meilleur collège. Et d'ajouter que Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, a quitté Harvard en deuxième année ; Bill Gates de Microsoft aussi. Dans un autre registre, l'acteur Matt Damon n'y est resté que six mois.

En creux, l'étude de Dale et Krueger montre donc que les différences dans la qualité de l'enseignement entre établissements n'influent pas à long terme sur les niveaux de salaire et les carrières. Mais que les dirigeants d'universités et d'écoles d'élite et leur corps d'enseignants-chercheurs se rassurent. Les mêmes auteurs montrent également que le choix du collège importe pour les étudiants afro-américains et pour ceux dont les parents n'ont pas fait d'étude. Ces étudiants gagneront plus s'ils choisissent le plus sélectif de ceux auxquels ils sont admissibles et non un qui l'est moins. Par ailleurs, d'autres travaux fondés sur des données et des méthodes différentes présentent des résultats sur le biais de capacité moins tranchés. Caroline M. Hoxby, économiste renommée de l'éducation, avance que le collège pèse pour un quart dans la différence de salaire, les trois quarts s'expliquant par l'aptitude des élèves.

Enfin, il s'agit de résultats qui portent sur le premier cycle. La formation en master et doctorat étant moins standardisée, se déroulant en plus petite classe et étant dispensée par des enseignants praticiens ou chercheurs plus chevronnés, le poids joué par l'établissement est sans doute plus important. En tout cas, c'est rassurant de le croire quand on enseigne à des étudiants gradués comme c'est mon cas...

François Lévêque vient de publier « Les habits neufs de la concurrence : ces entreprises qui innovent et raflent tout » aux éditions Odile Jacob.


Appendice : Le mariage et Parcoursup

Une affaire de sélection ?

Recherche de l'âme sœur, entrée dans un établissement d'éducation supérieure, ou même don de reins peu importent les différences. Dans les trois cas, il s'agit d'un problème économique d'affectation qui n'est pas dénoué par l'argent. Puisque le prix ne règle pas la question, comment allouer ces ressources indivisibles et hétérogènes entre les individus ?

Vous n'allez pas me croire mais la première réponse à la fois pour la formation des couples et l'admission à l'université a été apportée dans un rapport pour le service de logistique du bureau de recherche navale américain publié ultérieurement dans une revue de mathématique. Son titre : « College admissions and the stability of marriage ». Il est signé par un mathématicien, David Gale, et un économiste, Lloyd Shapley.

Leur réponse porte le nom barbare d'algorithme avec acceptation différée. Son principe est le suivant. Soient n hommes et n femmes, chaque individu ayant classé tous les autres membres du sexe opposé selon un ordre de préférence, quel est le mécanisme qui permet de marier les uns aux autres de sorte que l'affectation soit stable ? Stable, c'est-à-dire qu'il n'existe pas un homme et une femme qui auraient préféré tous deux se mettre en couple l'un avec l'autre plutôt que de rester chacun avec son conjoint respectif.

En d'autres termes, si Monsieur Martin préfère Madame Petit à Madame Martin et si Madame Petit préfère Monsieur Martin à Monsieur Petit l'allocation est instable. Pour ce faire, l'algorithme prévoit une succession de rounds. Au premier, chaque homme fait sa demande à la femme qu'il préfère et chaque femme répond « peut-être » au prétendant qu'elle préfère et répond « non » aux autres. Dans le premier cas, elle est alors engagée provisoirement à son prétendant ; de même pour celui-ci. Aux tours suivants, chaque homme non engagé fait sa demande à la femme qu'il préfère et auprès de laquelle il ne s'est pas déjà déclaré et chaque femme répond « non » si le prétendant n'est pas son préféré et « peut-être » dans le cas contraire. Comme il y a déjà eu des rounds, des femmes sont déjà engagées mais si elles préfèrent le nouveau prétendant à l'ancien elles laissent alors tomber l'ancien. Le prétendant largué rejoint en conséquence le groupe des non-engagés. La partie se termine quand plus aucune proposition n'est faite. Tout le monde est engagé et cette affectation est stable.

Il existe même une affectation optimale stable, c.-à-d. celle quand chaque homme aime au moins autant son conjoint que dans toutes les autres allocations stables possibles. Aïe aïe aïe, l'économie aggrave son cas, non seulement seuls les mariages hétérosexuels sont considérés mais ce sont les hommes qui proposent et les femmes qui disposent. Signalons des circonstances atténuantes. L'article de Gale et Shapley reflète les conventions de son époque, le début des années 1960. D'autre part, les deux auteurs ont étudiés aussi le cas où la femme propose et l'homme dispose. Ils montrent qu'il existe également une affectation optimale, c.-à-d. celle quand chaque femme aime au moins autant son conjoint que dans toutes les autres allocations stables. Et ils montrent alors que l'allocation optimale homme et l'allocation optimale femme ne sont pas les mêmes. Bref, encore une preuve des méfaits de la suprématie masculine.

Remplacez mari et femme par étudiant et établissements de premier cycle universitaire et vous pouvez utiliser le même algorithme pour procéder aux affectations. Le même pas tout à fait équivalent car les établissements admettent plusieurs étudiants ce qui complique un peu les choses. Mais les propriétés sont les mêmes, en particulier l'affectation optimale est différente selon que l'étudiant est le prétendant et le collège le choisisseur, ou l'inverse.

L'article de Gale et Shapley est purement théorique mais il a donné lieu par la suite à de multiples applications notamment dans l'enseignement. Par exemple pour l'entrée dans les lycées de New York et Boston, ou plus près de nous pour l'entrée post baccalauréat. APB, le prédécesseur de Parcoursup, utilisait un algorithme avec acceptation différée.

Parcoursup s'éloigne significativement de ce modèle car les lycéens n'établissent pas une liste hiérarchisée de leurs préférences mais déclarent simplement sans les classer les établissements qui les intéressent. Leurs préférences ne se révèlent partiellement qu'au fur et à mesure des propositions d'acceptation ou de refus qu'ils reçoivent. De leur côté, les établissements décident de leurs propositions à la main et non plus via une machine nourrie par leurs critères de sélection ainsi que par leur nombre de places pour les formations non-sélectives. Bref, c'est forcément plus long.

En outre, et c'est plus gênant, Parcoursup ne respecte pas la propriété de stabilité. Pour reprendre l'exemple déjà cité, Monsieur Martin et Madame Petit peuvent rester bloqués avec leur conjoint. Et les économistes spécialistes des problèmes d'affectation de regretter que les travaux théorique et pratique de leur discipline depuis près de 60 ans aient été ignorés par le ministère de l'Éducation nationale.

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Par François LévêqueProfesseur d'économie, Mines ParisTech

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaire 1
à écrit le 19/09/2018 à 8:56
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LE diplôme est devenu un réel problème et notre macron semble le trouver également, l'avantage c'est que c'est une expérience dont lui et ses amis ont usé, à savoir bénéficier de diplômes achetés ou largement facilités certainement, car vu le niveau ...

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