L’espace, un laboratoire de coopération

Par Jean-Jacques Dordain, Senior Advisor au CSIS (Center for Strategic and International Studies – Washington DC)

Dans une tribune récente parue le 3 juin, je mettais l'accent sur l'innovation, en parlant de l'initiative du gouvernement du Luxembourg de créer un cadre juridique et financier pour attirer les entrepreneurs du monde entier intéressés par la perspective d'exploiter les ressources et les matières premières de l'espace, en particulier celles des astéroïdes. Cette exploitation permettra, dans une première étape, à ces entrepreneurs d'offrir des services sur place (réserves d'eau, de carburant, fabrication de matériels...) aux missions d'exploration de l'espace et, dans une deuxième, de fournir d'autres sources de matières premières quand celles de la Terre seront devenues rares, soit par épuisement, soit à cause des impacts environnementaux associés à leur extraction sur Terre.

L'innovation, dans ce cas, ne se limite pas aux objectifs et au contenu, mais concerne également le processus mis en place qui stimule l'entreprise et associe coopération et compétition : coopération nécessaire entre toutes les parties du monde qui auront à gérer collectivement la double menace d'épuisement des matières premières sur Terre, mais aussi de collision d'astéroïdes avec la Terre ; compétition entre entrepreneurs de dimension internationale, attirés par les marchés potentiels et qui offriront les meilleures solutions. L'initiative du Luxembourg associe donc dans un même cadre, coopération d'intérêts et compétition entre solutions. L'espace est, encore une fois, un laboratoire de coopération, renouvelée et stimulée par une dose de compétition...

De la compétition à la coopération

Les technologies spatiales sont nées de la Seconde Guerre Mondiale et ont été d'abord des instruments de domination et de démonstration entre les deux superpuissances issues de cette Guerre, en compétition sur tous les sujets. La course à la Lune a été pour le monde entier la partie la plus visible de cette compétition, l'URSS remportant les premières étapes avec le premier satellite suivi du premier homme en orbite terrestre, avant d'être distancée par les États-Unis avec les premiers pas de l'homme sur la Lune, en à peine plus d'une décennie. Cette course nécessita des investissements publics des deux protagonistes, jamais égalés par la suite. La compétition s'est poursuivie, en coulisses pour les programmes de défense, et pendant quelque temps encore pour les vols habités, mais avec un intérêt décroissant des acteurs et des spectateurs.

Cependant, la décennie initiale de compétition entre les deux superpuissances a rapidement enfanté des premières coopérations dans l'espace, en particulier la coopération entre les pays d'Europe dans le cadre de ce qui allait devenir l'Agence Spatiale Européenne (ESA), dont les premières missions scientifiques ont bénéficié d'une coopération avec les États-Unis. Les pays européens n'avaient pas d'autre choix que de coopérer pour exister dans un concert mondial où les deux superpuissances étaient déjà bien établies dans l'espace, mais ils ont tout de même fait le choix de faire de l'espace un des premiers domaines d'activités scientifiques et industrielles intégrées au niveau européen. Cette coopération a maintenant plus de 50 ans d'existence et de succès continus. Au niveau mondial, la première coopération spatiale « par choix » a été la mission Apollo-Soyouz (1975) dans laquelle  États-Unis et URSS ont coopéré en pleine guerre froide, à peine six ans après les premiers pas américains sur la Lune. La poignée de mains entre astronautes américains et cosmonautes soviétiques en orbite désignait ainsi l'espace comme un symbole, voire un territoire, de coopération entre pays qui étaient encore en conflit ouvert sur la plupart des sujets. Ce symbole a ensuite été décliné dans les années 80 par le projet de Station Spatiale « Freedom », qui devait réunir quatre partenaires occidentaux dans l'espace : USA, Europe (ESA), Japon et Canada, avant que cette Station n'évolue, dans les années 90 et avec la chute du Mur, en «Station Spatiale Internationale » réunifiant en orbite la station « Freedom » (« Liberté ») et la station soviétique « Mir » (« Paix »), en intégrant le partenaire russe aux quatre précédents.

Ce partenariat à 5 est suffisamment robuste pour avoir traversé crises techniques, financières et politiques depuis plus de 20 ans. Pour que des astronautes de nationalités différentes puissent vivre et travailler ensemble en toute sécurité à bord de la Station Freedom, 6.000 personnes doivent travailler ensemble sur trois continents en transparence et en confiance absolues. Du reste, l'Administrateur de la NASA Mike Griffin prédisait à ce partenariat une durée de vie bien supérieure à celle de la Station. Et ce noyau dur de partenaires a donné naissance à de nombreux autres partenariats bilatéraux et multilatéraux entre les mêmes partenaires et avec d'autres partenaires, dont la Chine, l'Inde, la Corée du Sud, des pays d'Amérique du Sud et d'Afrique, les Émirats... sur des projets de plus en plus nombreux, élargissant l'exploration et l'utilisation de l'espace à des pays de plus en plus nombreux.

Les leçons des coopérations dans l'espace

Les coopérations dans l'espace ont été jusqu'à présent essentiellement initiées, pilotées et financées par les pays et leurs gouvernements, marquant ainsi une volonté politique, qu'elle soit de domination ou de partage. Bien sûr, les décisions prises par les gouvernements ont conduit leurs agences respectives et leurs industriels à travailler ensemble pour mettre en œuvre les objectifs communs de ces pays.

La première caractéristique de la coopération est d'être un processus difficile et lent, puisqu'il faut fondre des intérêts spécifiques de chaque partenaire (en particulier technologiques et industriels) au sein d'objectifs communs. C'est également un processus prudent où les risques sont comptés, d'une part parce que leur gestion collective réclame une confiance mutuelle entre partenaires et d'autre part parce que l'utilisation de deniers publics rend l'échec inadmissible aux yeux des gouvernements et des citoyens. Pour contenir cette difficulté, cette lenteur et cette prudence dans des limites compatibles avec la quête de l'inconnu que représentent exploration et utilisation de l'espace, et avec les progrès technologiques requis, il faut circonscrire le périmètre de chaque coopération à un projet spécifique, aux objectifs bien définis dans lesquels se retrouvent uniquement les partenaires ayant un intérêt commun. C'est le principe même des programmes facultatifs de l'ESA : l'ESA n'a pas un programme spatial unique rassemblant ses 22 États membres, elle a 60 projets différents réunissant des sous-groupes différents d'Etats participants parmi ses États membres. De même, les coopérations avec les partenaires internationaux sont définies projet par projet et le fait d'avoir des intérêts communs sur un projet particulier n'implique pas d'avoir des intérêts communs sur les autres projets ; bien au contraire, la coopération sur un projet s'accompagne généralement de concurrence sur d'autres projets !

Cette flexibilité est essentielle pour pouvoir avancer, créer, innover et vaincre les difficultés inhérentes à la coopération. A cette condition, la coopération est un processus durable dont la robustesse est garantie par les succès communs.  C'est également un processus qui permet d'étendre les sources d'expertise à l'ensemble des partenaires. La coopération, c'est ce qui fait le succès des missions de l'ESA qui, en dépit d'une décennie de retard au départ par rapport aux deux superpuissances et d'un budget encore bien inférieur à celui des grandes puissances spatiales d'aujourd'hui, fait la course en tête dans de nombreux domaines d'exploration et d'utilisation de l'espace, que ce soit dans les sciences de l'Univers (mission Planck), les sciences de la Galaxie (mission Gaia), les sciences du système solaire (missions Huygens et Rosetta/Philae), les sciences de la Terre (missions Envisat et Earth Explorers), les services de météorologie (missions Meteosat et Metop), les services de télécommunications, de navigation (Galileo), de surveillance de l'environnement (Copernicus) etc., toutes missions issues de la coopération entre États de l'ESA, entre ESA et Union européenne, opérateurs et industriels européens. Mais la coopération entre les pays et les organisations ne serait pas possible sans une coopération quotidienne entre des femmes et des hommes de nationalités différentes, de cultures différentes, de formations et de parcours différents, qui tous ensemble représentent une somme d'expertises inégalée, cimentée dans chacun des projets par des objectifs et une ambition communs.

La coopération dans l'espace a placé l'Europe parmi les grands du monde spatial, au bénéfice de tous ses citoyens, en emplois et en services rendus. Les résultats spectaculaires de cette coopération en font un exemple et un modèle.

Vers une coopération globale

Si donc, la coopération dans l'espace est aujourd'hui un exemple de réussite, elle reste en l'état difficile à élargir à un plus grand nombre de pays alors même que 60 pays sont présents dans l'espace, un nombre en constante augmentation. En effet la coopération entre pays restera un processus difficile, lent et prudent qui n'est pas compatible avec une extension continue du nombre de partenaires sans risque de paralysie du système.

Pourtant, dans un monde où tout événement a une portée globale, où le tempo du changement s'accélère, où menaces et opportunités sont à une échelle mondiale, il faut trouver, souvent rapidement, des réponses globales. La coopération entre pays ayant ses difficultés propres, il faut donc essayer de combiner plusieurs approches de coopération pour que la dimension globale soit non seulement géographique mais implique également l'entreprise dans des partenariats public-privé à l'échelle mondiale, ainsi que la coopération entre générations afin que la nouvelle génération soit encore meilleure que la précédente.

La coopération globale entre pays reste indispensable, même si elle est difficile, puisque le futur sur notre planète, qui est unique, une et finie, est collectif et qu'il dépend de notre capacité à gérer ensemble les profonds bouleversements inéluctables sur la population, l'environnement et l'accès aux ressources naturelles.

Globaliser la coopération en augmentant le nombre de partenaires augmentera les difficultés de la coopération, ralentira les progrès et ne fera que repousser les obstacles majeurs entre grands. L'approche la plus efficace est de commencer par faire coopérer la minorité de grands acteurs dans un mouvement qui entrainera tous les autres.

Dans l'espace, les deux plus grands acteurs sont aujourd'hui les Etats-Unis et la Chine qui, malgré la bonne volonté de nombre d'individus de chaque côté, ont les plus grandes difficultés à coopérer, chacun ayant une approche égocentrée et pensant que la majorité des obstacles provient de l'autre.

La « politique des petits pas » ayant fait ses preuves, il ne s'agit pas d'essayer de mettre en place une coopération générale entre USA et Chine dans l'espace, mais d'identifier quelques projets, peu nombreux et bien délimités, pour lesquels USA et Chine pourraient trouver des intérêts communs, ciment de toute coopération. La meilleure façon d'identifier ces quelques projets est de chercher ceux qui permettent de combattre des ennemis communs « extérieurs» : collisions d'astéroïdes, météo spatiale, débris spatiaux, épuisement des ressources terrestres, menaces du changement climatique et environnemental, pour lesquels une telle coopération aurait un impact majeur...en y ajoutant les bénéfices de faire cohabiter, vivre et travailler ensemble des astronautes de chaque nationalité. Ces petits pas entre les deux grands auraient un effet d'entrainement essentiel vers la coopération globale.

La coopération entre entreprises a jusqu'à présent été majoritairement pilotée par les coopérations mises en place par les gouvernements des pays partenaires, du fait des racines publiques des activités spatiales. Ceci ajoutait la difficulté d'accords industriels à la difficulté d'accords entre gouvernements, réclamant énergie et directivité pour vaincre les résistances propres au mouvement. C'est par cette approche que l'industrie spatiale a atteint en Europe une dimension vraiment européenne, largement façonnée par les programmes de l'ESA, et que l'industrie européenne a tissé des coopérations avec l'industrie spatiale non européenne au gré des coopérations internationales.

L'apparition de marchés et de retombées économiques a commencé à dynamiser la compétition entre industriels au niveau mondial, suscitant des coopérations limitées entre certains d'entre eux pour être compétitifs, ce qui n'est pas toujours cohérent avec le processus piloté par la coopération entre pays décrit plus haut.

Maintenant, c'est la perspective de marchés encore plus substantiels qui modifie profondément l'approche choisie par certains gouvernements pour stimuler à la fois coopération et compétition, comme celle mise en place par le gouvernement du Luxembourg et rappelée en introduction.

Attirés par la perspective d'accès aux marchés des données ou à ceux des matières premières extraites dans l'espace, les entrepreneurs spatiaux vont devoir tisser de plus en plus de coopérations, que ce soit avec les gouvernements qui auront mis en place un cadre approprié au partage des risques, ou avec les entreprises non spatiales qui ont accumulé l'expérience nécessaire à l'exploitation de données ou à l'exploitation de ressources terrestres.

Cette nouvelle dynamique de la coopération, pilotée par l'entreprise, est de dimension globale, comme le montre déjà l'arrivée d'entrepreneurs américains au Luxembourg, à peine quelques semaines après la mise en place de l'initiative du gouvernement de ce pays.

La coopération entre générations devient également indispensable, le monde devenant de plus en plus complexe et de plus en plus rapide, et les problèmes de plus en plus difficiles à résoudre, ce qui oblige chaque génération à être meilleure que la précédente. C'est le cas depuis le début de l'humanité mais aujourd'hui, cette nécessité de progrès générationnel ne peut tolérer ni pause ni recul. Cela implique un processus éducatif d'une génération à la suivante qui doit être adapté pour tenir compte du fait que l'accès à la connaissance est aujourd'hui distribué sur de nombreux réseaux hors processus éducatif traditionnel, que cette connaissance vieillit bien plus vite que le temps d'une génération et que l'expérience et la dimension humaines sont devenues essentielles pour travailler ensemble.

Le processus éducatif doit donc évoluer beaucoup plus vers un échange entre générations, où chaque génération apporte à l'autre et apprend de l'autre.

Cet échange entre la jeune génération pour qui rien n'est impossible, et la précédente qui a déjà repoussé les frontières du possible, est riche d'innovation et garantit le progrès d'une génération à l'autre.

Là encore, l'espace peut et doit être un laboratoire innovant pour ce processus d'échange éducatif ainsi qu'un outil de dimension mondiale donnant accès à l'éducation pour tous les enfants du monde. Ce sera l'objet de ma prochaine tribune.

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