La révolution de l’usage : du linéaire au cyclique

CHRONIQUE. La progression linéaire a longtemps été la marque du progrès. Affamée de ruptures, l'innovation disrupte aussi cette vision et fait partout la promotion d'une vision cyclique. Celle-ci implique de rompre avec les organisations en silos et les process en cascade au profit d'une pensée plus interactive avec en son centre une dimension cruciale : l'usage. C'est l'un des chocs culturels les plus perturbateurs de certitudes que les sociétés industrielles et post-industrielles ont vécu depuis longtemps, d'autant plus qu'il ne se limite pas à l'univers de la production mais s'impose également dans la vie quotidienne. Par Alain Conrard, Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​ (*).
(Crédits : DR)

On a longtemps pensé que la ligne droite était la meilleure façon d'aller d'un point à un autre. C'était apparemment le trajet le plus direct. Ce qui n'évoluait pas selon ce mode ne pouvait être qu'une sortie de route temporaire. Toute exception à la rectitude ne pouvait être qu'une erreur de trajectoire, un errement, ou pire, l'amorce d'une régression. En tous cas, c'était le signe d'une erreur de pensée ou d'une faute de pratique. La courbe n'était supportable que parce qu'elle était au fond ce qui permettait de revenir à la ligne droite le plus rapidement possible. Avancer droit était synonyme de progresser. Et, pour le plus grand nombre en Occident, ce schéma linéaire a longtemps été le modèle dominant du progrès. Le trajet vers le mieux supposait de tracer son chemin en déviant le moins possible de la ligne droite ‒ et d'y aller aussi vite qu'on le pouvait. L'appétit de progrès se nourrissait de perspectives tracées à partir de lignes droites parfaitement dessinées.

Bien sûr, les grands innovateurs (Galilée, Newton, Tesla, Edison, Einstein, Bohr, Eisenberg, Curie, par exemple) ont de tout temps été celles et ceux qui se sont affranchis de cette règle et, empruntant des chemins de traverse vierges, ont changé le monde. L'Histoire, et tout particulièrement celle du 20ème siècle, ne manque d'ailleurs pas de cas où celles et ceux qui ont osé s'aventurer hors de la « ligne du parti » (quelle que soit la ligne et quel que soit le parti), dogmatiquement assimilée à la vérité et à l'unique chemin pour accéder au progrès, ont été qualifiés de « déviationnistes ». Ils voulaient aller ailleurs, et s'y rendre autrement. Et c'est précisément cet écart qui leur était reproché.

Bien que longtemps efficace, et porteuse d'avancées considérables, notamment dans les domaines des sciences et techniques, cette conception unidimensionnelle du progrès a pourtant fini par s'essouffler et montrer ses limites.

Ce qui semblait une évidence indiscutable n'était qu'une croyance. En réalité, les chemins pour progresser sont multiples, et ne sauraient être réduits à une seule forme.

L'innovation a remis en cause méthodologiquement cette approche. Tout simplement parce qu'elle est disruptive, et que, par définition, elle n'existe qu'en s'écartant des directions toutes tracées. « Déviationniste » par nature, elle consiste à emprunter d'autres voies, qui parfois mènent à de tous nouveaux territoires. Parce qu'elle se distingue toujours du consensus en vigueur dans un univers donné (c'est même ce qui fait qu'il y a innovation), l'innovation ne suit jamais la ligne droite qui jalonne l'état des choses, quel que soit le secteur envisagé : elle diverge, elle s'écarte, elle fait rupture, et, pour ces raisons, elle invente ses propres chemins. C'est en s'écartant qu'on invente. C'est en s'affranchissant de la norme régnante et communément admise qu'on innove.

L'abandon de la ligne droite comme modèle dominant peut se constater dans de nombreux domaines. Par exemple, l'omnicanalité a, de son côté, remis en question la prévalence du « linéaire », cet emblème de la consommation du siècle dernier dans la grande distribution. Le consumer journey n'est plus linéaire. Chacun est libre de ses trajets. L'acte d'achat tient désormais de la déambulation ou de la promenade, voire, pour certains cas, de la rêverie. Il relève lui aussi de l'ordre du cyclique (et ceci sans même parler de l'organisation du recyclage des produits par les marques et les consommateurs). Au plaisir de l'efficacité, on a substitué l'efficacité du plaisir. Et elle est bien plus puissante.

Dans la même logique, là où le consommateur était le dernier stade d'un schéma industriel linéaire, la fin de la chaîne de production, on le place maintenant au cœur de tout le processus de conception et de fabrication des produits et des services. L'usage a fondamentalement changé de statut : de simple conséquence de l'acte de consommation (l'usage d'un produit ou d'un service), il est devenu l'alpha et l'oméga de toute activité économique (le produit ou le service comme concrétisation d'un usage). Le consommateur était un destinataire plus ou moins anonyme dans une perspective de consommation de masse, il est désormais pour les industriels un précieux partenaire individualisé de progression de la qualité. Interagissant avec les fabricants et les marques dès la conception d'une offre, il est ainsi un créatif coproduisant à partir de ses besoins et de ses usages les produits et les services qui lui sont destinés. Dans une parfaite circularité, le destinataire de l'offre est également son point d'origine.

L'approche cyclique fait désormais partie des cadres généraux de l'innovation.

Un changement profond

À travers les outils digitaux et la technologie, la révolution numérique a permis de faire émerger de nouveaux modes de pensée où les notions de cyclique et de coproduction sont beaucoup plus décisives qu'auparavant. Réengrammage des modes de collaboration comme des process de création, d'élaboration et de fabrication, le passage du linéaire au cyclique constitue avant tout une révolution mentale. Il redessine aussi bien des façons de penser que des façons d'agir. Il a d'ailleurs largement débordé le cadre strict de l'industrie pour intégrer complètement la vie quotidienne, imprégnant les attitudes des personnes que ce soit au travail ou en tant que citoyen ou individu. La révolution la plus profonde est là, dans le comportemental.

Entré dans les mœurs et devenu dominant, l'usage place progressivement chacun dans la conviction renforcée qu'il occupe une position centrale. Cette certitude permet par exemple aux personnes de revendiquer plus qu'auparavant une capacité à influer sur leur environnement et à reprendre la main sur leur vie et sur la manière dont elles ont envie de la mener ; ou encore de pouvoir influer sur le discours des marques en faisant part de leurs commentaires sur telle attitude, tel produit, tel service. La circularité de l'usage fait que les marques sont désormais coproduites et cogérées autant par leurs consommateurs que par leurs producteurs.

Vécue comme un progrès, cette évolution s'accompagne d'effets de cliquet qui rendent psychologiquement difficilement admissible tout retour en arrière.

Du compliqué au complexe

La rapidité de modification de ces états d'esprit est spectaculaire. Tout se passe en très peu de temps, et montre bien notre surprenante capacité d'adaptation à des dispositifs hyper complexes comme ceux sur lesquels reposent la technologie que l'on utilise tous les jours : un simple smartphone et toutes les applications qu'il contient est un objet d'une immense complexité dont nous n'avons aucune conscience tant son usage est simple.

Si cette adaptation est si fluide pour ce qui est des usages, c'est que le numérique a généré une bascule générale qui a fait que l'on est passé du compliqué au complexe. Autrefois, on était dans un monde où tout process demandait un apprentissage long, une façon de savoir composer avec la complication. Le signe d'un système élaboré était la plupart du temps sa grande complication, pour sa mise au point autant que pour son utilisation. Aujourd'hui, grâce à l'approche cyclique, au design thinking et à la place centrale du consommateur, toutes les machines numériques qui rythment notre vie quotidienne et professionnelle sont régies avant tout par l'usage. Ainsi, bien qu'infiniment plus complexes que les machines mécaniques d'autrefois, elles sont très simples d'utilisation. D'un certain point de vue, le complexe est plus simple que le compliqué. Cette immense différence est ce qui facilite infiniment la vitesse et la profondeur de la pénétration des technologies numériques d'essence cyclique auprès des individus et dans la société, ainsi que la rapidité de leur adoption.

Désir d'usage ou usage du désir ?

En mettant l'usage au centre, c'est en fait le désir que l'on a mis à cette place. Car, bien sûr, l'usage suppose la satisfaction du désir. Et celui-ci est bien l'une des incarnations les plus parfaites de la complexité. En effet, qu'y a-t-il de plus difficile à définir, de plus délicat et de plus insaisissable que le désir ? C'est pourtant sur une telle base affective que repose une grande part de la logique de l'usage.

Moteur principal du système, le désir est à la fois le ressort et l'aiguillon ultime de l'économie. Or, par définition, le désir est infini. Il ne connaît spontanément aucun principe de modération. Si la crise écologique nous condamne à nous adapter à des contraintes qui vont être de plus en plus fortes, avec tout ce que cela suppose de modifications de nos modes de consommation, le désir supporte difficilement une telle adaptation forcée. C'est le couple bien connu des psychanalystes entre principe de plaisir et principe de réalité. Là réside sans doute l'une des sources de la difficulté à nous engager collectivement dans une transition écologique digne de ce nom. Pour ce faire, il faut renoncer, en partie au moins, à l'idée d'une toute puissance du désir pour laisser une plus grande place au principe de réalité, et donc à un plus grand réalisme. À moins de savoir comment faire naître un authentique désir de modération...

La plupart des processus présentent au moins une face négative et une positive. Tout dépend beaucoup de l'intention avec laquelle on les aborde. Là aussi, il y a un enjeu majeur d'éducation pour une prise de conscience que la réalité d'aujourd'hui suppose de la part de chaque individu et de chaque citoyen un nouvel « usage du monde », pour reprendre le mot de Nicolas Bouvier. Au-delà des questions de législation, c'est donc un devoir pour chacune et chacun d'entre nous d'apprendre un nouvel usage : celui de l'autorégulation.

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(*) Par Alain Conrard, auteur de l'ouvrage "Osons ! Un autre regard sur l'innovation", un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI) (LinkedIn).

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Commentaires 2
à écrit le 14/03/2023 à 17:47
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Le passage d'une "politique de l'offre" permanente, reconnaissable à ses indispensables publicités, à une réponse à la "demande" réelle, se fera par cette "révolution de l’usage" : du linéaire au cyclique !

à écrit le 14/03/2023 à 16:03
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Utopique, l'Autorégulation c'est comme l'autogestion ces concepts trouvent vite leurs limites .

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