Le Cercle de Vienne, antidote philosophique à la post-vérité

OPINION. Le Cercle de Vienne (1923-1936), mouvement intellectuel majeur du 20e siècle, reste méconnu en France. Dans « Pensée exacte au bord du précipice » (éd. Markus Haller), Karl Sigmund raconte l'histoire vivante de ce groupe de savants venant de différents horizons, défenseurs d'une vision du monde s'inspirant d'une démarche scientifique qui combinait le rejet radical de la métaphysique et une critique du langage avec élimination des pseudo-problèmes. A notre époque de post-vérité, où reviennent en force l'irrationalisme et les pseudo-sciences, le crédo du Cercle de Vienne reste plus que jamais d'actualité. (*) Par Andreas Bikfalvi, Professeur, Université de Bordeaux et Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale.
Le philosophe Moritz Schlick (1882-1936) fut l'un des fondateurs du Cercle de Vienne. Son assassinat en 1936 par un de ses étudiants, sympathisant nazi, entraîna la fin du Cercle.
Le philosophe Moritz Schlick (1882-1936) fut l'un des fondateurs du Cercle de Vienne. Son assassinat en 1936 par un de ses étudiants, sympathisant nazi, entraîna la fin du Cercle. (Crédits : Theodor Bauer. Österreichische Nationalbibliothek.)

Jeune étudiant au lycée et intéressé à la philosophie, j'ai découvert les écrits philosophiques de Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein et de Karl Popper. Ceci m'a conduit au Cercle de Vienne et à la lecture des écrits de l'un des représentants majeurs de ce mouvement, Rudolf Carnap. Si ma trajectoire académique m'a amené vers la biologie et la médecine, j'ai toujours gardé cette rencontre philosophique dans ma mémoire. Grande fut ma joie de découvrir le livre de Karl Sigmund dans sa version anglaise (« Exact thinking in demented times ») (1) qui retrace l'histoire de ce cercle. Karl Sigmund est un mathématicien réputé et l'un des fondateurs de la théorie des jeux évolutionistes (« Evolutionary game theory »). Il fut Professeur à l'Université de Vienne et travaillait près des locaux où les membres du cercle de Vienne se réunissaient régulièrement. Après la lecture de ce livre qui m'avait fait une forte impression, j'avais invité Karl à l'université de Bordeaux, pour en apprendre davantage de sa vision du cercle de Vienne. Ce livre est maintenant traduit en français (2).

Vienne, haut lieu du savoir, de l'art et de la culture

Vienne au 19-20e siècle était un haut lieu du savoir, de l'art et de la culture ; en musique avec Mahler et Strauss, en art pictural avec des peintres comme Klimt,  en architecture avec Loos, en philosophie avec Brentano et Mach, et en science avec Mach et Boltzmann. Dans cette effervescence naquit un cercle philosophique qui regroupait des savants parmi les plus éminents de l'époque. Ce cercle, constitué autour de Moritz Schlick, successeur de Ernst Mach à la chaire de philosophie de l'université de Vienne, s'était nommé « le Cercle de Vienne ». Le but était de transformer la philosophie en la mettant sur des bases cognitives solides. Ce Cercle était né de la prise de conscience de ses membres qu'ils devraient travailler à la promotion d'une conception scientifique du monde. Selon les propres mots de trois membres du cercle de Vienne : «Au début de 1929, Moritz Schlick a reçu un appel très tentant de rejoindre l'université de Bonn. Après quelques hésitations, il décida de rester à Vienne. À cette occasion, pour la première fois, il est devenu clair pour lui et pour nous qu'il existe un «cercle de Vienne» de la conception scientifique du monde, qui continue à développer ce mode de pensée dans un effort de collaboration. Ce cercle n'a pas d'organisation rigide; il se compose de personnes ayant la même attitude scientifique fondamentale; chacun s'efforce de s'intégrer, chacun met au premier plan les liens communs, aucun ne souhaite perturber les liens par des idiosyncrasies » (3).

Réfléchir et débattre des questions les plus brûlantes

Karl Sigmund a retracé avec grand talent l'histoire du cercle de Vienne. Il décrit ses origines, commençant avec l'opposition entre Ernst Mach et Ludwig Boltzmann, puis par la constitution du premier cercle (« Uhr-Kreis») et du Cercle proprement dit autour de Moritz Schlick. Des scientifiques, des philosophes et intellectuels de différents horizons intégraient ce cercle mais seulement avec la permission explicite de Moritz Schlick. Parmi les membres les plus éminents du cercle figuraient le philosophe Rudolf Carnap, le mathématicien Hans Hahn, l'intellectuel de gauche et réformateur social Otto Neurath, le physicien Philippe Frank, le philosophe Herbert Feigl et les mathématiciens Kurt Goedel, Karl Menger et Friedrich von Mises. Le Cercle se réunissait le jeudi soir pour réfléchir et débattre des questions les plus brûlantes qui occupaient leurs esprits. Moritz Schlick était proche d'Albert Einstein, et Einstein le félicitait pour sa compréhension de ses écrits concernant la théorie de la relativité. Le cercle avait également des relations avec Bertrand Russell, l'un des logiciens les plus illustres de son temps, et avec Ludwig Wittgenstein et Karl Popper.

L'analyse logique du langage

La question du fondement de la connaissance que nous avons du monde était au centre de l'attention du cercle. Le centre d'intérêt était le langage et notamment l'analyse logique du langage. Le crédo du Cercle était l'empirisme logique qui combinait le rejet radical de la métaphysique et une critique du langage avec élimination des pseudo-problèmes (« Scheinprobleme »). La philosophie ne devait donc plus traiter des problèmes propres mais opérer à la démarcation entre pseudo-problèmes et des propositions ayant du sens. La mission dont se sentait investi le Cercle de Vienne est particulièrement explicite dans le Manifesto : « La conception scientifique du monde ne connaît aucune énigme insoluble. La clarification des problèmes philosophiques traditionnels conduit en partie à les démasquer en tant que pseudo-problèmes, et en partie à les transformer en problèmes empiriques et à les soumettre ainsi au jugement de la science expérimentale. La tâche du travail philosophique réside dans cette clarification des problèmes et des affirmations, non dans la formulation de déclarations «philosophiques» spéciales » (3). L'une des cibles du Cercle fut Martin Heidegger. Carnap analysa minutieusement les écrits de Heidegger et notamment le texte heideggerien « Qu'est-ce que la métaphysique » qui inclut des énoncés comme « le rien lui-même néantise » (« Das Nichts Nichtet »). Carnap montre le non-sens de telles propositions (4).

L'"aura" de Wittgenstein

Le texte qui attirait tout particulièrement l'attention du cercle fut le Tractatus Logico Philosophicus de Ludwig Wittgenstein (5). Ludwig Wittgenstein, fils d'un riche entrepreneur autrichien, d'abord ingénieur, devenu philosophe au contact de Bertrand Russell, avait acquis une « aura » considérable après la publication du Tractatus. Ce livre, écrit pour partie sur le champ de bataille de la Première guerre mondiale, avait l`ambition de résoudre définitivement tous les problèmes de la philosophie. Ecrit dans un style aphoristique prenant comme exemple, sans doute, l'Ethique de Spinoza, le Tractatus était lu et discuté à l'occasion des jeudis du cercle de Vienne. Les aphorismes wittgensteiniens comme « tout ce qui se laisse exprimer, se laisse clairement exprimer »(« Was sich überhaupt sagen lässt, lässt sich klar sagen »  ) et « ce qui ne peut pas être dit, il faut le passer sous silence » (« Worüber man nicht reden kann, darüber soll man schweigen ») correspondaient tout à fait à la posture philosophique du Cercle de Vienne. Cependant, des désaccords profonds tant personnels que philosophiques existaient entre certains membres du Cercle et Wittgenstein. Si Schlick en était un grand admirateur, ce n'était guère le cas de Neurath qui critiquait le style et le contenu énigmatique du Tractatus et certaines prises de position de Wittgenstein.

Une mission sociétale

Politiquement, le cercle de Vienne était divers, avec Moritz Schlick et Waismann plutôt centre-droit en bons bourgeois, mais il incorporait aussi un noyau fortement orienté à gauche incluant Hans Hahn, Otto Neurath et Rudolph Carnap. Le Cercle se voyait donc aussi attribué une mission sociétale à travers la « société Ernst Mach ». Dans les mots de Hahn, Neurath et Carnap: "Le Cercle de Vienne ne se limite pas au travail collectif en tant que groupe fermé. Il cherche aussi à entrer en contact avec les mouvements actifs du présent, dans la mesure où ils sont proches de la conception scientifique du monde et se détournent de la métaphysique et de la théologie. La Société Ernst Mach est aujourd'hui le lieu à partir duquel le Cercle s'adresse à un public plus large. Cette société, comme indiqué dans son programme, souhaite approfondir et diffuser la conception scientifique du monde. Il organisera des conférences et des publications sur la position actuelle de la conception scientifique du monde, afin de démontrer l'importance de la recherche exacte pour les sciences sociales et les sciences naturelles » (3). Les membres du cercle de Vienne verraient très certainement notre époque d'un très mauvais œil car de nouveau plongée dans une posture irrationnelle de post-vérité et d'idéologie. Ceci concerne notamment certaines branches actuelles des sciences sociales (« les studies » et « les théories critiques à influence post-moderne»), et ces dernières seraient avisées de s'inspirer d'une démarche scientifique exacte basée sur des fondements solides et non de s'atteler à des « Scheinprobleme » comme Carnap le dirait.

Une pensée qui reste méconnue en France

En France, le grand public et même les universitaires connaissent mal le Cercle de Vienne et la philosophie analytique qui en a découlé. Celle-ci a été diffusée plus largement dans les pays anglo-saxons. Mais il faut savoir que ce courant philosophique a été fondé en premier lieu dans l'Autriche post-Première guerre mondiale à un moment de grande instabilité en Europe. La version anglaise du livre de Karl Sigmund est intitulée « Exact thinking in demented times » (Penser exactement dans des temps déments »), titre qui a été reformulé pour la version française en « Pensée exacte au bord du précipice ». Ceci reflète bien le contexte de l'agitation intellectuelle et politique de l'époque. En France, la philosophie post-Seconde guerre mondiale a été dominée par les littéraires et non par les scientifiques, ce qui a considérablement retardé l'introduction de la philosophie analytique en France. Les écrits de Wittgenstein, Carnap, Schlick ou Popper n'y étaient pas encore diffusés dans les années 1960, voire 1970. Martin Heidegger, en dépit de ses compromissions avec le nazisme, a été introduit rapidement en France, et la gauche existentialiste sartrienne notamment a œuvré en ce sens. Ce métaphysicien majeur a été cependant l'une des bêtes noires du Cercle de Vienne et l'analyse qu'en a fait Rudolph Carnap est sans équivoque. La philosophie analytique a été cependant solidement installée en France grâce notamment à Jacques Bouveresse, et elle est maintenant représentée par Claudine Tiercelin, qui a succédé à Jacques Bouveresse au Collège de France, où elle occupe la chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance.

Un mouvement intellectuel majeur du 20e siècle

Pour résumer, « Pensée exacte au bord du précipice » de Karl Sigmund raconte l'histoire d'un mouvement intellectuel majeur du 20e siècle qui fut le Cercle de Vienne. Si le projet du Cercle de Vienne dans sa radicalité n'a finalement pas abouti, il a néanmoins influencé grandement la philosophie, la science et divers courants de pensée. C'est un livre, en tous points, exceptionnel, remarquablement bien écrit et illustré. La traductrice a rendu le texte dans un excellent français qui fait honneur à la version originale. Le livre est facile à lire et accessible à toute personne intéressée par la philosophie, la science et plus généralement l'histoire des idées. Des notions de mathématiques et de logique formelle ne sont pas requises pour le lire avec plaisir. A titre personnel, j'aurais aimé un traitement un peu plus approfondi des questions philosophiques ce qui aurait été bénéfique pour le lecteur plus averti des concepts de philosophie des sciences. Par ailleurs, le débat entre Neurath et Horkheimer, l'un des représentants de la théorie critique (« kritische Theorie ») de l'Ecole de Francfort aurait pu être aussi discuté. Ceci ne diminue cependant nullement la grande valeur de ce livre qui mériterait une large diffusion dans le monde francophone.

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Références

(1) Karl Sigmund "Exact Thinking in demented Times", Ed. Basic Books, 1er édition (2017)

(2)  Karl Sigmund "Pensée exacte au bord du précipice: une histoire du Cercle de Vienne, éditions Marcus Haller (2021), 496 pages.

(3) Hahn H, Neurath O., Carnap R.  « Wissenschaftliche Weltauffassung: Der Wiener Kreis », Vienne, Artur Wolf. (Trad. Barbara Cassin et al.: « La conception scientifique du monde: le Cercle de Vienne », in Antonia Soulez, éd., Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris: Vrin, 2010.)

(4) Carnap R. (1928)  Scheinprobleme in der Philosophie : Das Fremdpsychische und der Realismusstreit, Berlin, Weltkreis ; Hambourg: Felix Meiner, 2004

5. Wittgenstein L, (1922) Tractatus logico-Philosophicus, Editions Suhrkamp, Auflage 61-68, 1973

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Commentaires 2
à écrit le 27/04/2021 à 11:19
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Merci beaucoup pour cet article mais que nous sommes tellement peu à être en mesure d'apprécier intellectuellement mais bon il faut bien quand même laisser quelques traces d'humains évolués et non complètement demeurés par leur cupidité pathologique ...

à écrit le 26/04/2021 à 21:11
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"" combinait le rejet radical de la métaphysique et une critique du langage avec élimination des pseudo-problèmes." bon, avant on appeait ca le bon sens ' le bon sens paysan' ah ben oui, c'est intolerant, j'avais oublie

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