« Une désinhibition de l’horreur » (Gilles Kepel)

« L’assassin de Dominique Bernard n’a pu être que conforté par les images de ces spectacles barbares qui ressemblent à celles de Daech », estime le spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain.
Gilles Kepel, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain
Gilles Kepel, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain (Crédits : latribune.fr)

LA TRIBUNE DIMANCHE - D'après nos renseignements, il y a un lien entre ce qui s'est passé au Proche-Orient et le passage à l'acte » de l'assassin d'Arras, a affirmé Gérald Darmanin. Peut-on parler d'un lien organique ?

Gilles Kepel - Il y a évidemment une congruence. Quand on montre des photos d'un enfant israélien otage livré à la vindicte de petits Palestiniens, de femmes éventrées, etc., on est dans une désinhibition de l'horreur du même ordre que celle qui consiste à décapiter notre collègue Samuel Paty il y a trois ans ou à poignarder notre collègue Dominique Bernard aujourd'hui. Tout cela participe d'une même logique : le credo du salafisme politique islamiste qu'on appelle en arabe al-wala'a wal-bara'a, c'est-à-dire « l'allégeance et la rupture ». Dans son interprétation la plus radicale et la plus rigoriste, l'allégeance exclusive à la charia revient à désavouer la loi des mécréants. Le sang des mécréants est licite, c'est-à-dire qu'on a le droit de les tuer au nom d'une loi divine supérieure. Il y a un hadith attribué au Prophète qui est en permanence cité par les djihadistes islamistes : à la fin des temps, il ne restera plus sur terre qu'un juif et un arabe, le juif se cachera derrière un arbre et l'arbre dira au musulman : « Ô musulman, le juif est caché derrière moi, tue-le ! » Tout cela fait partie de cette espèce de bouillie que j'ai appelée le djihadisme d'atmosphère et qui gagne les esprits. L'assassin de Dominique Bernard n'a pu être que conforté par les images de ces spectacles barbares qui ressemblent à celles de Daech.

Les images du Hamas ne sont-elles pas plus désinhibées ?

Daech donnait, il est vrai, le sentiment de quelque chose de complètement maîtrisé et scénarisé. Ici, le processus est du même ordre, mais la désinhibition est d'autant plus grande que l'opération a dépassé toutes les espérances de ceux qui la perpétraient et n'ont rencontré aucune résistance. Les soldats de Tsahal étaient en train de faire la police en Cisjordanie pour favoriser l'implantation des nouvelles colonies voulues par les ministres Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich. Tel est le pacte faustien que Benyamin Netanyahou a passé avec l'extrême droite israélienne pour échapper à la prison.

Le même promet désormais le pire au Hamas : « Nous allons changer le Moyen-Orient », a-t-il déclaré. Le prix de cette surenchère verbale n'est-il pas plus élevé que son utilité ?

La supériorité militaire absolue d'Israël, qui n'a pas tenu compte de la mise en garde des services égyptiens, a été écornée. C'est ce qu'il y a de comparable avec le 11-Septembre : dans les deux cas, cela a montré que l'ennemi surpuissant et orgueilleux était un colosse aux pieds d'argile. Les conséquences seront dramatiques pour Israël, puisque l'une des raisons pour lesquelles un certain nombre de dirigeants arabes ont, contre leur opinion publique, pactisé avec l'État hébreu, c'est aussi pour bénéficier d'armements extrêmement performants. Le Maroc dispose aujourd'hui d'armements qui maintiennent à distance les vieux chars soviétiques algériens dans le Sahara ; les Émirats, d'exceptionnels systèmes de détection des menaces iraniennes. Aujourd'hui, pour prouver qu'il est encore une superpuissance, Israël doit faire montre d'une capacité de rétorsion gigantesque.

L'Iran est-il le grand marionnettiste ?

L'autonomie politique et militaire du Hamas est limitée. Il est impossible de penser que ce mouvement soit capable de planifier seul une opération militaire d'une telle ampleur. Celle-ci convoque en outre l'imaginaire de la razzia. Car, comme le 11-Septembre - qu'on nomme en arabe la « double razzia bénie » -, l'attaque du 7 octobre en était une au sens propre. Razzia, en français, vient du mot arabe ghazou, c'est-à-dire les raids des tribus bédouines qui dévastaient le territoire ennemi, coupaient les arbres, tuaient les hommes et prenaient en otage les femmes et les enfants. Aujourd'hui le Hamas est un instrument dans les mains de l'Iran : il est le point le plus sophistiqué de ce que la République islamique appelle l'axe de la résistance, qui va de Téhéran au Hezbollah en passant par Bagdad et les Alaouites de Syrie. Le Hamas, qui est un parti sunnite d'obédience Frères musulmans, permet à l'Iran d'apparaître non plus comme une faction chiite minoritaire mais comme le défenseur par excellence de l'oumma [la communauté musulmane] au sens large contre ses ennemis.

Pourquoi les Iraniens ont-ils choisi ce moment ?

Primo, c'est le 50e anniversaire du déclenchement de la guerre du Kippour/Ramadan. La deuxième occasion, c'est le contexte intérieur israélien : j'ai remarqué sur les sites du Hezbollah comme du Hamas qu'on se délectait car Netanyahou avait introduit en Israël une espèce de fitna [révolte] interne qui l'affaiblissait considérablement.

Le contexte, n'est-ce pas surtout le début de normalisation des relations entre Israël et l'Arabie saoudite ?

Pour la première fois dans l'Histoire, après l'Égypte puis la Jordanie puis les quatre États signataires des accords d'Abraham, l'Arabie saoudite avait reçu officiellement deux ministres israéliens. En rétorsion, les Iraniens ont déclenché une opération préparée de très longue date. Ne reste plus à Téhéran qu'à attendre que le nombre de victimes civiles palestiniennes dépasse largement celui des Israéliens. L'Iran verra alors s'accomplir son objectif : apparaître comme le défenseur des Palestiniens écrasés par les sionistes. Il n'est pas anodin que les Iraniens aient pris l'initiative de contacter les Saoudiens. Pas anodin non plus que les États arabes, y compris ceux ayant pactisé avec Israël, soient obligés de faire des proclamations en soutien à la Palestine et aux lieux saints de l'islam.

Revenons à Arras. Les Tchétchènes ont-ils une façon particulière de concevoir le djihad ?

Oui, l'immense violence. On le voit avec les brigades tchétchènes en Syrie : les combattants tchétchènes étaient les plus fanatiques, c'étaient eux qu'on prenait systématiquement pour les attentats-suicides. Le Tchétchène fourbe qui aiguise son couteau est un topos de la littérature russe romantique. En France, les Tchétchènes ont été accueillis par les bonnes âmes au nom de la lutte contre Poutine. Rappelons aussi que chaque fois que Poutine veut narguer Macron, c'est Ramzan Kadyrov, président de la République de Tchétchénie désormais poutinisée, qui organise au nom de la défense de l'islam offensé des manifestations antifrançaises à Grozny...

Diriez-vous que le positionnement de LFI participe à ce djihadisme d'atmosphère ?

Bien sûr. Jean-Luc Mélenchon favorise l'assignation à résidence identitaire religieuse de nos compatriotes d'origine musulmane dans l'espoir d'obtenir leurs suffrages. En 2015, il expliquait pourtant à la télévision que le voile était le symbole de l'oppression des femmes, et maintenant il défend le port de l'abaya à l'école publique et organise des manifestations « contre les violences policières et l'islamophobie ». Le credo « l'allégeance et la rupture » instaure un continuum entre le port de l'abaya, qui rompt avec la laïcité de la République, et le meurtre mécréant. Même si évidemment tous les défenseurs de l'abaya ne tuent pas les enseignants. Mais on est à la racine d'un fléau qui s'appelle le séparatisme. Les dirigeants de LFI sont-ils capables de s'interroger sur les conséquences de leur soutien ?

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Commentaires 2
à écrit le 15/10/2023 à 17:16
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Je ne pense pas qu'il soit écrit dans le Coran que la vie d'un homme vaut peu de chose et que la Femme est la vassale de l'Homme.

à écrit le 15/10/2023 à 9:57
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Est-ce que quelqu'un de la classe dirigeante a vu l'état catastrophique du moral des français obligés de supporter la plus grave crise économique de leur histoire qui les paupérisent puissance 10 ? Je peux vous dire que ça fait grave la gueule et que...

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